Fabuleux. Voilà qui résume le flot d’émotions ressenti au cours de ce spectacle exceptionnel et inoubliable, entre extase et douce mélancolie, le tout zébré de violents coups au cœur. Une soirée proche de la perfection, en fusion totale avec le drame de Puccini. Entre une mise en scène enchanteresse, une interprétation de très haut niveau et un orchestre au sommet, comment ne pas succomber à cette déferlante émotionnelle de nature orgasmique ? Il y a des jours où l’on se sent tout particulièrement privilégié et heureux, d’autant que c’est tout un théâtre qui semble partager le même enthousiasme…
Madama Butterfly était la production phare du Festival de Pâques de Baden-Baden et pour cette troisième et dernière représentation, le Festspielhaus était plein comme un œuf, ce qui est bien le moins pour un dimanche pascal, me retorquera-t-on. Dès le matin, les chiffres étaient tombés : cette édition aura accueilli, en 9 jours, plus de 20 000 spectateurs dans les différents lieux de la ville, avec un taux de remplissage de 97 %. Vu la taille de la salle (2500 sièges) et le prix des places (370 euros pour les plus chères, tout de même !), on se dit que tout le monde en a eu largement pour son argent, à commencer par ceux qui avaient acquis un billet il y a un an pour s’offrir une place à prix abordable.

Pour sa première mise en scène à Baden-Baden, Davide Livermore a choisi de déplacer l’action de l’opéra en 1978, où le jeune homme qu’est devenu Dolore, le fils de Cio-Cio-San, revient à Nagazaki et retrouve une Suzuki âgée qui va l’aider à revivre l’histoire de sa mère, dont les amours malheureuses se situent non pas à l’orée du xxe siècle, mais dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Or, l’on sait le sort funeste qui a frappé le port japonais en 1945… Les vidéos de D-Wok, complice régulier du metteur en scène italien, en attestent, faisant se teinter de noir-de-gris les eaux de ce qui pourrait être un océan ou un aquarium, dans lequel les personnages se meuvent et sont en quelque sorte prisonniers. Le travail du vidéaste est superbe et l’on se noie dedans, comme on pourrait le faire dans un liquide amiotique. Couleurs, formes raffinées et grand soleil rouge ne sont pas sans évoquer le décor admirablement stylisé du film de Paul Schrader, Mishima, ce qui met l’accent sur le sacrifice à la fois du père mais surtout de Cio-Cio-San, magistralement représenté, d’abord avorté, à travers les persiennes de la délicate et fragile cage de papier qu’est la maison de la geisha, puis réussi, la toute jeune femme, humiliée et reniée, mais sublimée, nous tournant le dos lors du seppuku d’une violence et d’une beauté à l’aune de ce que l’on a fait subir à la pauvre jeune femme. Les références sont nombreuses, entre culture européenne et fantasmes orientalisants, tout en s’ancrant dans le théâtre Nô ou les délicates lignes sinueuses et complexes des estampes japonaises. Entre passé et présent, Orient et Occident, dans un fourmillement prolifique du bonheur rêvé ou la sobriété proche du néant dans lequel va plonger l’héroïne, le travail du vidéaste force l’admiration et suscite un intérêt constant, avec quelques séquences sublimes, comme l’explosion qui se traduit par un envol de milliers de papillons ou, par contraste, le pauvre lépidoptère incandescent puis carbonisé mais toujours palpitant du dernier acte. Des lanternes qui s’éteignent peu à peu au petit matin dans une maison qui s’est rétrécie inexorablement, de l’emboîtement de ces falots, en volumes ou simples images filmées faisant paraître Butterfly et ses proches comme autant de marionnettes Bunraku ou de poupées Hina, l’univers poétique qui en découle est un enchantement. Quand Dolore adulte étreint son double enfant, tous deux vêtus à l’identique, on ressent intensément cette exploration au fond de soi dont parle David Livermore : « on cherche souvent à se comprendre soi-même en regardant vers le passé, en se confrontant aux traumas et blessures de ses ancêtres ». Enfant, le metteur en scène ne pouvait supporter le drame de cet opéra qu’à travers le dessin et le chant ; ce sont les dessins de l’enfant qu’était Dolore qui sont d’abord projetés, avant de laisser place à des images plus sophistiquées. Tout est fait ici pour draper le spectateur dans des abîmes sensoriels en contrepoint du chant.

Et c’est peu de dire que le chant est sublime et enveloppant, ce soir. Pourtant, ce sont des torrents sonores qui se déversent de l’orchestre et font paraître les solistes et les chœurs un peu pâlots en contraste, au cours de la cérémonie du mariage. Mais très vite, on ne sait trop comment, l’équilibre se fait et, dans l’immense salle du Festspielhaus, on se sent pleinement immergé, littéralement projeté au centre de la scène. Au centre de ce dispositif, la magnifique Eleonora Buratto, formidable Cio-Cio-San, noble et altière, délicieusement juvénile mais incroyablement mature et déterminée à la fois. La soprano lyrique est devenue intensément dramatique, puissamment sonore et incroyablement touchante. Celle qui pourrait n’incarner qu’un fragile papillon épinglé sur le tableau de chasse de l’exploitation ordinaire de l’homme inconséquent et irresponsable est avant tout un être sensible et généreux qui, une fois choisie sa destinée, va l’affronter vaillamment jusqu’au bout, sans rien perdre de sa profonde humanité. La voix, puissante et ductile, en témoigne sans faillir, sans artifices ni simulations, mais avec franchise et mise à nu totale. Face à elle, dans un rôle peu sympathique mais si attachant, Jonathan Tetelman est impeccable. Le physique plus qu’attrayant du fringuant ténor correspond idéalement à ce qu’on peut imaginer du héros irrésistible de séduction qu’est Pinkerton. Quant à la puissance phénoménale de la voix, elle est sidérante. Point d’orgue de son interprétation, le « son vil » de l’« Addio, fiorito asil », hurlement prolongé pour une honte bue jusqu’à la lie : de quoi assurer vocalement à coup sûr la rédemption de son personnage… Les « Butterfly » finaux sont presque étouffés, par contraste, ce qui confère au séducteur repentant une noblesse supplémentaire. La mezzo Teresa Iervolino se révèle être une Suzuki mieux que crédible. Elle est à la fois le soutien, l’ombre et le reflet de sa maîtresse. Les duos, en particulier celui des fleurs, sont de toute beauté. Le baryton Tassis Christoyannis apporte beaucoup d’humanité et de distinction à son Sharpless. Les autres partenaires sont également irréprochables, comme galvanisés par leurs partenaires. Le Chœur du Tschechischer Philharmoniker de Brünn, magnifiquement disposé sur le plateau, nous comble dans un chœur à bouche fermée de toute beauté.
La cerise sur le gâteau (une Forêt-Noire, évidemment), c’est la présence de Kirill Petrenko à la tête d’un prodigieux Berliner Philharmoniker. Quel orchestre ! Il est rare d’atteindre une telle puissance sonore dans l’ample salle badoise. Chaque accentuation, notamment provenant des percussions, est ressentie comme un véritable coup de tonnerre, en traduction sonore d’une violence inouïe des affres vécus par la pauvre geisha. Océan en fureur ou mer (mère ?) étale, la formation parvient à se maintenir en équilibre avec les voix et transcende le drame dans des trésors de sonorités qui s’imposent comme autant d’évidences. Est-ce parce qu’ils sont là pour la dernière fois ? Voilà douze ans que nos musiciens faisaient la joie des festivaliers de Baden-Baden en merveilleuse parenthèse enchantée, avant le retour à Salzbourg. On savait déjà qu’on allait profondément les regretter, mais après ce qu’ils nous ont offert, le manque va se faire souffrance. En attendant, il s’agit de digérer ce moment d’intense beauté, en patientant jusqu’au prochain festival de Pâques. Non seulement le rendez-vous est pris pour l’année prochaine, mais il est déjà possible de prendre les billets dès maintenant, notamment pour une future production de Lohengrin qu’on attend avec impatience, avec Rachel Willis-Sørensen et Piotr Beczała avec Joana Mallwitz à la direction du Mahler Chamber Orchestra.