Difficile d’imaginer choix scénographiques plus opposés pour deux monuments lyriques que ceux proposés à Liège et Anvers pour cette ouverture de saison : à une Traviata étourdissante de faste et de couleurs en Wallonie répond dans la métropole flamande, une Butterfly toute de subtilité monochrome.
Les deux spectacles partagent également le même goût de la mise en abyme. À un théâtre dans le théâtre très réussi mais assez classique en pays wallon, répond ici – plus original et étonnement pertinent – le parcours tragique de la metteuse en scène fictive de l’opéra, Maiko Nakamura, originaire de Nagasaki comme Cio-Cio San, expatriée en Europe et refusant soudain de mettre en scène une énième version exotisante de l’œuvre. En quête de son identité, synthétisée dans celle de la maison de ses grands-parents qu’elle finit par partir chercher en vain au Japon. Cet échec l’amène au suicide avant la première du spectacle.
Sous la houlette fort conceptuelle de Mariano Pensotti, nous suivons ainsi les destins parallèles de deux femmes en rupture avec leur milieu. L’ostracisme dont est victime Cio-Cio San fait écho au déracinement de Maiko – matérialisé sur scène par deux souches d’arbre. Leur aspiration commune à un foyer, si prégnant, se manifeste dans une abstraction de maison, bloc impénétrable, dépourvu de porte ou de fenêtre, d’abord recouverte de briques iridescentes évoquant celles d’un Othoniel.
Le noir bascule au blanc pour une IRM poétique de panneaux coulissants où s’inscrivent les ramures d’un arbre imaginaire – celui de ces racines perdues. Ils disparaissent successivement jusqu’à laisser apparaître une silhouette fantomatique, négatif de l’héroïne, écho de cette identité aussi souhaitée qu’inaccessible. Au dernier acte, c’est l’ombre inversée de la maison qui écrase inexorablement ces deux destins croisés, vibrant des mêmes aspirations.
Un cerisier aux feuilles funestement noires suspendu aux cintres, à l’envers, complète ce dispositif. Ses feuilles mortes seront les fleurs dont l’héroïne emplira sa maison pour accueillir le retour de l’époux prodigue.
Dépourvu du moindre exotisme, la brillante scénographie de Mariana Tirantte sert donc puissamment le propos, tout comme ses remarquables costumes, également noirs et blancs. Résolument contemporains, ils convoquent Yamamoto ou Dries van Noten, ajoutant au sous-texte de l’œuvre, notamment avec la sublime chrysalide noire dans laquelle apparaît Madame Butterfly et dont elle se dévêt rituellement en se mariant.
Voilà qui n’est pas simple à éclairer, pourtant les lumières subtiles d’Alejandro Le Roux font merveilles tout comme les vidéos de Juan Fernandez Gebauer et Raina Todoroff.
Si la couleur est absente de la scène, la subtilité des matières, les jeux de textures nourrissent l’imaginaire tandis que les chanteurs et l’orchestre s’acquittent superbement de la mise en couleur du drame.
La direction toute en puissance maîtrisée de Daniela Candillari pourrait s’offrir plus de nuances piano car elle exige beaucoup des chanteurs. Ceci dit, sous son pinceau très rythmique, les pigments de l’orchestre symphonique de l’Opera Ballet Vlaanderen jouent de l’acide et chaud avec brio, et avec un grand sens des tempi.
Sur le plateau, le chœur de l’Opera Ballet Vlaanderen ainsi que les excellents seconds rôles – au premier rangs desquels Denzil Delaere en Goro et Mathilda Sidén Silfver en Kate Pinkerton – soutiennent parfaitement les interprètes principaux.
Vincenzo Neri donne à Sharpless une épaisseur singulière, tant son engagement scénique est juste, tant le velours sombre de son timbre sait se nuancer d’humanité et de désarroi.
Il est bien malgré lui impliqué dans les projets égoïstes de Pinkerton auquel Ovidiu Purcel insuffle une belle énergie et une voix au métal certes flamboyant mais un peu dur – voire nasal – ce qui lui nuit.
Lotte Verstaen, image vibrante de la compassion offre à Suzuki sa voix large au focus incisif, qui sait s’aquareller d’accents touchants.
Il faut dire que Celine Byrne incarne Cio-Cio-San avec une simplicité, une sincérité qui forcent l’admiration. Elle est admirablement crédible en adolescente amoureuse comme en femme faite, digne dans l’abandon. Son soprano ductile, fluide, jamais forcé ni appuyé – en dépit d’un orchestre parfois trop présent –, jouit d’une émission d’un merveilleux naturel.
Même dans les airs les plus célèbres comme « Un bel di vedremo », elle s’abstient du moindre effet séducteur à l’exemple de sa présence grave, lumineuse et obstinée.
Une production à découvrir jusqu’au 24 septembre à Anvers puis à Gand entre les 4 et 16 octobre.