Le personnage de Manon Lescaut est-il facilement transposable à l’époque contemporaine ? Robert Carsen avait déjà réalisé une version de l’ouvrage de Puccini pour l’Opéra des Flandres (1991), reprise à Paris (Bastille, 1993) onirique et intemporelle. Cette nouvelle production du metteur en scène canadien, conçue pour l’Opéra de Vienne (2005), assume cette fois une transposition au tournant des XXe et XXIe siècles, en miroir de sa Traviata créée à Venise (2004) et régulièrement remise à l’affiche de La Fenice depuis. Robert Carsen semble en effet travailler par « séries ». Son Nabucco (Bastille, 1995) ressemble à son Jérusalem (Vienne, 1995), sa Frau ohne Schatten (Vienne, 1996) à sa Rusalka (Bastille, 2002) et, plus récemment, son Elektra (Bastille, 2013) à son Orphée et Eurydice (TCE, 2018). Cette réutilisation d’un même univers visuel n’est pas un défaut en soi : les productions citées sont d’authentiques réussites et les correspondances entre ces ouvrages sont évidentes. La Traviata de la Fenice transposait le chef-d’œuvre de Verdi dans l’univers du Blow-up de Michelangelo Antonioni, revampé dans un style fin 90, Alfredo photographe people en blouson de cuir évoluant dans le monde de la jet-set. On retrouve dans cette Manon Lescaut les mêmes ingrédients, mais le résultat est moins convaincant. Le premier acte représente une sorte de galerie commerciale incluant un hôtel dans laquelle déambulent quelques femmes luxueusement vêtues, mais aussi un public nettement moins distingué de badauds divers. Cette fois, c’est l’étudiant Edmondo qui joue les photographes au milieu de la foule. Geronte est une sorte de mafieux, entouré de gardes du corps à oreillette, et les deux amants s’enfuiront à la fin de l’acte avec sa berline (1). A l’acte II (les appartements de Geronte), la structure du décor est identique mais les boutiques ont disparu, remplacées par des baies vitrées donnant sur la ville environnante (qui ressemble à La Défense). L’hôtel est devenu le dressing de Manon. Après son duo d’amour avec Des Grieux (qui a emprunté le blouson d’Alfredo), les moqueries de Manon envers le physique de Geronte tombent à plat : celui-ci ressemble en effet davantage à John Malkovitch qu’à un vieillard bedonnant. Sans surprise, Geronte viole Manon. Au troisième acte (Le Havre), nous retrouvons encore la même structure, mais des volets roulants cachent les ouvertures. Les élégantes du premier acte sont devenues des prostituées condamnées à l’exil (à l’époque moderne ?). Pendant ce temps, les chœurs se déhanchent en mode Saturday night fever et en tapant dans les mains. Geronte frappe Manon mais aussi deux autres jeunes femmes (avait-il 3 maîtresses en même temps ?). Il confisque ici les répliques dévolues au Capitaine : c’est donc lui, après avoir violé et frappé l’héroïne, qui autorise finalement Des Grieux à suivre Manon vers la Louisiane, indulgence bonasse assez incohérente avec ce qui précède. Nous retrouvons au dernier acte le décor du premier, désert cette fois (l’action se passe en effet dans un désert). Sommes-nous à Paris, au Havre ou à La Nouvelle-Orléans ? Tous les Duty free se ressemblent. Manon meurt, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, mais il est vrai que les centres commerciaux peuvent être épuisants. Si la transposition ne convainc guère, elle est, comme toujours chez Carsen, visuellement superbe et fourmille de détails qui rendent le spectacle vivant et plaisant.
Anna Netrebko se plie sans effort à cette modernisation, qui aujourd’hui évoque aussi l’univers des oligarques russes, très élégante dans une série de robes plus magnifiques les unes que les autres. La voix est imposante, d’une puissance impressionnante, mais sans que jamais on sente l’effort. La technique impose le respect, avec des trilles exécutés sans effort. Une telle santé après près de 30 ans de carrière reste assez unique, même si le chant n’est pas toujours extrêmement juste. Le timbre est assez uniformément sombre (dans la lignée de ses Lady Macbeth), et le registre grave apparait artificiellement noirci, un peu tubé, en décalage avec ce personnage de toute jeune fille (15 ans au début de l’opéra). Affaire de couleurs plutôt que de moyens : le soprano nous gratifie en effet d’un contre-ut piano sans effort à la fin de la scène du menuet. Dramatiquement, peu de fragilité chez cette Manon qui ne semble réaliser son destin qu’au dernier acte. Partenaire à la ville comme à la scène, Yusif Eyvazov est dramatiquement plus concerné que son épouse. Même si l’acteur reste un peu statique, le ténor sait faire passer l’émotion au travers des couleurs de sa voix, avec un bel engagement musical. Ténor plus lirico que spinto, il offre un registre homogène, une puissance confortable et une belle tenue de souffle. Les aigus sont sonores et longuement tenus, mais un peu trop souvent teintés de registre mixte, ce qui les privent un peu d’impact. La voix du ténor s’est, elle aussi, un peu assombrie, au bénéfice à l’inverse d’un timbre apparaissant plus riche et plus flatteur. Au global, son Des Grieux est intelligemment équilibré. Davide Luciano est un Lescaut de belle facture, d’un naturel scénique et vocal remarquable, avec une belle projection et un timbre riche. Les autres partenaires ont un peu plus de mal à franchir la barre de l’orchestre. En Géronte, Evgeny Solodovnikov manque de projection et certaines notes graves ne sortent tout simplement pas. Juliette Mars est délicieuse en Maître de ballet, façon Marlene Dietrich dans l’Ange bleu (et qui sans beaucoup de surprise embrassera Manon sur la bouche). Carlos Osuna partage avec Luciano le naturel de l’émission mais reste un peu trop limité en projection. Bizarrement, Carsen en fait plutôt une caricature d’italien (cheveux gominés et coups de peigne répétitifs).
A la tête de l’excellent orchestre de l’opéra, Jader Bignamini ne parvient pas à construire un arc dramatique convaincant. Quelques décalages sont à noter, malgré les moulinets du souffleur, remercié par certains solistes aux saluts. Les tempi sont parfois trop rapides, à d’autres moments trop lents, et le tout manque de théâtralité : il y a toujours un peu de guimauve dans Puccini (c’était un grand sentimental !), et il faut savoir faire avec si on veut rendre justice à ses ouvrages. Enfin, le volume sonore est trop élevé, submergeant continuellement le plateau. Le chef sera d’ailleurs un peu contesté. Aux saluts, le public fera toutefois une fête au couple vedette.
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Il ne s’agit bien évidemment pas d’une berline à quatre chevaux mais d’une Lexus (sponsor officiel du Staastoper de Vienne), modèle SL1400. Ce véhicule marqua l’introduction de la marque sur le marché européen au début des années 90. Il affiche de surcroît une plaque d’immatriculation parisienne (931 MLN 75 : date de première immatriculation en juin 1998). Tout est donc cohérent.