Est-ce le destin de Turandot que de rester toujours sans une fin satisfaisante ? On sait que la mort arracha la plume des mains du compositeur il ya juste 100 ans, laissant la dernière scène de l’œuvre en plan, avec seulement quelques esquisses et la mystérieuse indication « e poi, Tristano », qui allait alimenter tous les fantasmes. Franco Alfano se fit fort de terminer l’opéra, mais son travail n’a jamais fait l’unanimité. Au point que Toscanini refusa de le prendre en compte lors de la création posthume de 1926, et posa sa baguette après la mort de Liu. Luciano Berio a tenté l’expérience aussi, sans guère plus de succès. Depuis, l’œuvre continue de poser question comme les énigmes que la Princesse adresse à Calaf, et sa forme varie en fonction des lieux et des temps. Lors de la dernière production belge de la pièce, à Liège en 2016, José Cura avait fait le même choix que Toscanini. La Monnaie n’avait plus joué Turandot depuis 1979. Il faut dire que le long règne de Gerard Mortier (1981-1992) s’était accompagné d’un banissement quasi complet de Puccini. Pour ce grand retour au répertoire, c’est la version abrégée du final d’Alfano qui a été choisie. Mais le travail de Christophe Coppens semble entrer en collision avec cette option.
Tout commence très bien, avec un acte I à verser à l’anthologie des meilleures mises en scène de l’œuvre. Dans un immense appartement de style plutôt Art Déco, mais agrémenté de nombreuses œuvres d’art contemporain qui évoquent le corps humain et qui permettent des effets surprenants, Coppens nous montre une haute société décadente et blasée, toute occupée à se faire frissonner de plaisir lorsque les prétendants de la belle Turandot sont exécutés. Sous les splendides éclairages de Peter Van Praet, le Chœur de La Monnaie danse, court, saute et nous en met plein les oreilles, dans des costumes délicieusement rétros. Il y a bien sûr quelques décalages dans les départs, comme toujours dans cette fresque chorale qu’est Turandot, mais l’énergie de la masse emporte tout sur son passage. La direction d’acteurs est exemplaire, en ce qu’elle donne à chaque personnage son poids exact : un Calaf solennel et emprunté, une Liu comme gênée d’être là (et quelle émotion lorsqu’une colonne l’élève vers les cieux et qu’elle entonne son « Liu non regge piu »), un Timur fatigué par les années, le trio Ping-Pang-Pong entraîné dans un burlesque irrésistible ; derrière la transposition, la fidélité à l’œuvre est totale. On regrettera juste deux concessions au wokisme ambiant : Liu transformée en « servante », alors que le terme italien de « schiava » est sans ambiguïté, et l’Empereur qui change de sexe, ce qui ne mange pas de pain mais n’apporte rien non plus. Le deuxième acte se poursuit dans le même décor, ce qui ne gêne pas tant ses possibilités sont multiples, et l’apparition de Turandot en bord de scène, avec son visage éclairé par en bas, fait grand effet. Le personnage, mélange de mégère et de petite fille gâtée, a une vraie consistance. La scène des énigmes est réussie, de même que le début de l’acte III, avec un moment de pure beauté lorsqu’un voile noir translucide tombe des cintres et que trois danseuses lascives entourent Calaf pour l’inviter aux tentations de la chair. On s’apprête à vivre un superbe final. Hélas, Christophe Coppens sombre alors dans un intellectualisme de mauvais aloi. D’une transposition intelligente, il vire vers une déconstruction complète, décidant de transformer le duo final en une scène où Turandot regarde son futur amant à la télévision, après qu’un cadavre non identifié ait surgi d’un tableau contemporain. Outre que cela nous prive d’entendre la voix du ténor dans des conditions naturelles, on ne voit pas très bien le sens de ceci, ni surtout le lien avec ce qui précède, si ce n’est une peur de la part du metteur en scène de s’abandonner à trop de lyrisme. Une fois de plus, la fin de Turandot tombe à plat, comme si une malédiction pesait sur l’oeuvre.
© Matthias Baus
Ce retour de Turandot à l’affiche devait s’accompagner des retrouvailles de l’orchestre avec son ancien directeur musical, Kazuchi Ono. Hélas, ce dernier a dû se retirer de la production au début des répétitions pour des raisons de santé. C’est sa doublure, Ouri Brontchi, prévu à l’origine pour quatre représentations, qui a dû prendre le relais et assumer la première. Difficle de dire qui a fait quoi, vu qu’on ne sait pas exactement quand le maestro Ono s’est désisté. Ce qui est certain est que l’Orchestre de la Monnaie a mangé du lion, et que la fosse s’est apparentée plus d’une fois à un volcan en éruption. La partie d’orchestre de l’opéra est un véritable défouloir pour les instrumentistes qui s’en donnent à cœur joie, surtout les cuivres et les percussions. Mais le chef veille au grain, et ne laisse jamais sa fosse déborder son plateau. Les chœurs de La Monnaie, magré les menus désordres signalés plus haut à l’acte I, sont au diapason et remplissent pleinement leur rôle de personnage. Mention spéciale pour le chœur d’enfants, en lévitation dans l’évocation des montagnes de l’Est.
La distribution est presque un sans faute. Seul Michele Pertusi déçoit légèrement en Timur. Celui qui fut une des meilleures basses des années 90 (il faut réentendre son Leporello sous la baguette de Georg Solti et son Turco in Italia avec Chailly, tous les deux chez Decca) semble usé par une carrière très remplie, et son vibrato devient vite gênant. Mais l’artiste est d’une telle valeur qu’il a conscience de ses limites, et camoufle ses difficultés avec 1001 artifices. Point besoin de maquillage pour la Liu de Verena Gimadieva, qui bouleverse avec une voix qui est idéalement celle de son personnage, pure et limpide. La façon dont elle la dose tient du miracle : savoir alterner dans un même souffle intensité et fragilité, en fonction des nuances du texte, n’est pas donné à tout le monde. Sa mort fait pleurer la salle, et elle en contraste parfait avec la Turandot toute d’acier d’Ewa Vesin. Son soprano torrentiel cloue sur place dès ses premières notes, et elle réussit très bien la transition vers l’acceptation de l’amour, sachant mettre de plus en plus de miel sur les pointes métalliques de son chant. Le Calaf de Stefano La Colla décevra les fans de Pavarotti : voilà un chant tout en effort et en héroïsme, loin de la facilité de Big Luciano, qui a modelé les oreilles des mélomanes depuis 50 ans dans ce rôle. Mais c’est dans doute comme cela que Puccini a conçu la partie, que trop de facilité peut rendre un peu tiède. Le « Nessun dorma » sent l’effort, mais il n’en est que plus émouvant. On râlera d’autant plus de se voir privés de tant de vaillance par les bizarreries de la mise en scène lors du duo final, où ses aigus auraient pu rivaliser avec ceux de sa partenaire. Dommage … L’empereur remplacé par une impératrice bénéficie de la voix menue mais charmante de Ning Liang, et le trio Ping/Pang/Pong d’Alexander Marev, Leon Kosavic et Valentin Thill alterne avec bonheur comique troupier et lyrisme exquis. Bref, malgré son évidente baisse de tension sur la fin, cette production de Turandot vaut assurément le détour par Bruxelles.