Créée en juin dernier à Strasbourg, cette coproduction de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra de Dijon s’est installée pour trois représentations à l’Auditorium de la capitale de la Bourgogne. Ce vendredi soir, elle est saluée au final par des ovations et des applaudissements interminables, qu’aucune voix discordante ne vient troubler.
Pourtant, une fois encore, le traitement scénique nous a laissé sur notre faim. Sans doute les choix opérés ont-ils été contraints par des ressources budgétaires, et on reconnaît volontiers l’inventivité de la scénographie de Tim Northam, qui par un jeu de panneaux latéraux et en fond de scène permet les enchaînements quand les changements de lieux imposeraient des précipités multiples. Mais quand l’empereur arrive à pied dans son uniforme blanc blindé de médailles on soupire au souvenir des apparitions spectaculaires fidèles à l’esprit de l’œuvre. Car enfin, à qui est destinée la mise en scène ? A qui ne connaîtrait pas l’histoire, ce qui permettrait de l’adapter aux idées du réalisateur ? Et pourquoi ceux qui la connaissent et l’aiment telle que l’a voulue Puccini – car sa musique, il l’a bien écrite pour les péripéties du livret qu’il a commandé et supervisé, dont les didascalies exposent les conditions de la réalisation choisies par le compositeur – pourquoi n’auraient-ils pas le droit de la retrouver intacte, comme on aime à relire un livre ou à contempler à nouveau un tableau connu ?
Arrêtons-nous sur l’option d’ Emmanuelle Bastet pour la dernière scène. On sait que Puccini est mort sans finir la composition et c’était un intérêt de cette production de faire entendre le finale d’Alfano dans son intégralité. Mais le livret était bel et bien terminé et prévoyait que Turandot, enfin guérie de sa haine des hommes par la générosité de Calaf qui s’était mis à sa merci, proclame sa reddition et sa fusion dans leur couple. Était-ce optionnel ? Ici, elle s’éloigne vers le fond de la scène et disparaît dans l’obscurité – saluons au passage les lumières très soignées et très efficaces de François Thouret. Et Calaf, devenu spectateur, la laisse partir. Admettons la vigilance de la direction d’acteurs puisque déjà son attitude révélait qu’il avait perdu de sa superbe, dans cette chambre où le lit de Turandot rappelait l’esprit des productions de Robert Carsen, et sur lequel Liù venait d’expirer. Mais peut-il se résigner à ce dénouement, quand il a tout risqué – sa vie, celle de son père – pour remporter la victoire ?
© Mirco Magliocca
D’autres éléments de la production laissent dubitatifs, en particulier les costumes de Véronique Seymat. Passons sur la désinvolture du mandarin qui annonce les exécutions tel un camelot dans une foire dans une tenue de meneur de revue, les uniformes dont on voit la destination, composer l’image d’une société totalitaire où les enfants sont déjà embrigadés. Mais pourquoi faire des ministres pittoresques ces employés étriqués vêtus du même complet ? Si entre eux ils ne se privent pas de déplorer la décadence où la faiblesse de l’empereur envers sa fille conduit le pays, voire de comploter pour que Calaf s’en aille, ils n’en sont pas moins des privilégiés qui profitent du système tout en s’apitoyant sur leur sort. Les priver de leur diversité est une option plus dommageable qu’enrichissante. Et pourquoi vêtir Calaf et son père d’aussi banale façon ? Sans doute puisqu’ils sont en fuite doivent-ils se fondre dans la masse. Mais justement Calaf en sort sans discrétion : pour que sa candidature soit acceptée, n’a-t-il pas dû prouver son ascendance noble ? C’est là qu’on en revient à l’évidence oubliée : sur scène, l’habit fait le moine. Sans compter que tous les interprètes ne sont pas les mêmes, corpulence, allure, prestance, ce qui convient à l’un ne va pas à l’autre. C’est le rôle des costumes d’améliorer les apparences pour les rendre conformes à l’esprit des personnages.
Heureusement, ces « contrariétés » sont contrebalancées par les qualités de l’exécution musicale. Domingo Hindoyan a manifestement conquis les musiciens, qui lui font un accueil sonore d’estime et s’évertuent à épouser impeccablement sa direction. Elle est d’une grande précision pour ce qui est des aspects « sinisants » de la partition et globalement très équilibrée entre ampleur sonore et lyrisme, avec un soutien maximal aux chanteurs sans rien sacrifier de l’éloquence de l’orchestre et de la richesse rythmique. Les artistes des chœurs, ceux de l’Opéra du Rhin et ceux de la maison, ont toute la réactivité et la musicalité nécessaires, et les enfants de la Maîtrise prouvent sans bavure que la relève est assurée. Les ensembles sont bellement réussis.
Invisible mais présent Nicolas Kuhn est comme à Strasbourg un prince persan sonore dont le dernier cri scelle le destin. Andrei Maksimov quant à lui fait regretter que le mandarin n’apparaisse que deux fois, car la voix est incisive et bien projetée. Pierre Doyen, Saverio Fiore et Éric Huchet prennent ou reprennent les rôles des ministres ; leur brio n’est pas en cause dans l’impact pour nous affaibli de leurs interventions, que la mise en scène circonscrit à un contexte d’activité bureaucratique au réalisme peu convaincant. Des deux pères, Timur est le plus émouvant, égrotant et aveugle, du moins dans l’œuvre, car ici on peut en douter. La voix de Misha Selomianski ne s’épanouit vraiment qu’au moment de la mort de Liù. L’Empereur est incarné, comme à Strasbourg, par Raul Giménez ; doyen de la distribution, il sidère par la clarté inaltérée du timbre et de la diction qui font de ses interventions, pour brèves qu’elles soient, un modèle de contrôle de l’émission. Quant à l’aspect scénique, il a la prestance requise pour que le traditionnel vieillard impotent soit remplacé par cette image d’ancien condottiere.
Liù appartient au répertoire d’ Adriana Gonzalez, c’est dire que les ressorts dramatiques du personnage n’ont pas de secret pour elle, et vocalement elle l’interprète en musicienne accomplie, avec une souplesse et un raffinement qui font de ses deux airs des instants de délice. Souplesse et raffinement dont on aimerait qu’ils contaminent l’émission de stentor de Kristian Benedikt ; certes, comme tous les hommes les chanteurs ont leurs jours meilleurs que d’autres, et ce ténor invité à travers le monde aura sûrement les siens. Mais si la vaillance est incontestable, engorgement répété, vocifération et prosaïsme ne le sont pas moins. Alourdie à la fin du deuxième acte la voix se restaure pour un « Nessun dorma » à l’aigu final rapidement écourté. On souhaiterait le réentendre pour le découvrir dans la plénitude des qualités qu’on lui attribue.
Dans le rôle-titre Catherine Foster ne convainc pas tout de suite ; peut-être le personnage qu’on lui fait jouer, coiffé comme la Gilda de Rita Hayworth ou la chanteuse Nicoletta dans sa période glamour, la met-il mal à l’aise, au point qu’elle ôte ses escarpins à hauts talons avant de les remettre pour la fin de la scène ? Son incarnation, si elle est fidèle aux indications de la mise en scène, efface presque totalement le côté hiératique que Turandot veut se donner ; heureusement au dernier acte l’évolution du personnage est perceptible et la chanteuse semble alors plus investie, la voix cessant d’être une performance sonore pour unir sens et musique. Alors on adhère et on partage l’enthousiasme du public.