Dernier opéra inachevé de Giacomo Puccini – pour d’aucuns son Aïda, et peut-être son Tristan mais raté, il mourut trop tôt – ce « drame lyrique » a su cheminer dans le cœur du public. Son audace harmonique dans l’univers puccinien, ses nombreuses hardiesses de compositeur au fait des innovations du nouveau siècle (polytonalité, primitivisme relatif, utilisation d’instruments peu fréquents comme le saxophone, les percussions à découvert et autres sons exotiques, mélange des genres …), son orientalisme de circonstance et son héroïne « blanche comme le jade, froide comme une lame » ne désarment plus le public du XXIe siècle comme le fut celui de 1926. La production de Robert Wilson, entrée à l’Opéra national de Paris en 2021, créée à Madrid en 2018, fait un retour à Bastille jusqu’au 29 novembre avec une double distribution pour les rôles de Calaf et Liù (ici Brian Jagde et Ermonela Jaho pour cette première). Notons qu’après la défection de Sondra Radvanovsky, c’est la soprano américaine du cast B, Tamara Wilson, qui chante le rôle éponyme pour toutes les représentations.
La mise en scène de Bob Wilson offre des images d’une beauté visuelle à couper le souffle, des tableaux émanant d’une part d’une imagerie partagée mais aristocratique (avec par exemple ces soldats sortis des tombes médiévales de princes d’anciennes dynasties), transcendée par son habituelle richesse de suggestion par les lumières. Panneaux coulissants, rais lumineux, costumes sublimes, scènes désertées ou épiques, gestes hiératiques comme filmés au ralenti venus du Nô, éclairage en poursuite individualisant telle ou telle figure dans le chœur pour en figurer les sentiments, empereur descendu des cintres ou héroïne apparaissant en hauteur côté jardin, tout témoigne d’une intelligence et d’un sens raffiné esthétique rares, si on en accepte le pendant : le jeu minimaliste des protagonistes.
Les chœurs excellemment préparés par la cheffe Ching-Lien Wu, sont d’une souplesse, d’une labilité d’expression (de la joie sauvage à l’idée d’un lynchage à la célébration d’un peuple heureux) et d’une force peu commune. Ils sont le plus souvent immobiles (garantie de justesse), avec une maîtrise d’enfants chantant des coulisses, et donnent leur saveur parfaite à ce grand spectacle, tel que rêvé par le compositeur. Accompagnés par un orchestre coloriste savamment dosé (trop ?) par le chef Marco Armiliato entre fresque grandiose et peinture raffinée et voluptueuse des passions (mais gommant résolument les quelques hardiesses compositionnelles de la partition, c’est dommage) les chanteurs se révèlent tous d’un très haut niveau.
Mais notons que la prestation de Brian Jagde nous offre un Calaf bien conventionnel, bien peu passionné, peu expressif. Le ténor américain réussit toutes les notes, use du fortissimo aux bons endroits et pourtant tout est trop sage, pour ne pas dire appliqué. Le souffle se révèle souvent long (par exemple sur le « vinceró », attendu dans « Nessum dorma », succès assuré auprès du public) mais le volume de la voix n’est guère héroïque, sagement lyrique donc avec un beau timbre assez clair. Certes, la proposition de Bob Wilson ne saurait sans doute tolérer la vaillance inconditionnelle spinto. Il ne parvient pas tout à fait en ce soir de première à nous persuader qu’il peut ravir l’amour de la Turandot de Tamara Wilson, au magnifique registre dramatique. N’ayant jamais à forcer, la chanteuse passe avec une aisance remarquable une fosse rutilante et remplit sans problème le vaisseau de Bastille (« In questa reggia »). Quelques aigus d’airain, pour ne pas dire un peu déchirants, sont significatifs d’une voix jeune pour un rôle de sphinx frigide, mais qui sait aussi offrir de sensuelles inflexions à la fin du troisième acte. La Liù d’Ermonela Jaho est fine, émouvante, capable de nuances et d’effets des plus réussis avec ses sons filés (« Tu che di gel sei cinta ») malgré un vibrato souvent trop envahissant (rançon d’une bonne projection ?).
Les autres gagnants de cette soirée sont le noble Timur de la basse finlandaise Mika Kares, les épatants ministres Ping (Florent Mbia), Pong (Nicholas Jones, en outre excellent danseur) et Pang (Maciej Kwasnikowski) qui parviennent à nous captiver et à animer l’opéra dans le début de l’acte II – dont la première scène, sacrifiant sans doute au goût du pittoresque de Puccini n’a vraiment aucun intérêt dramatique – en délivrant leurs plaintes dans la tradition buffa et provoquant ici un vrai éclat de rire (un tour de force en régime wilsonien). Le héraut (le mandarin de Guilhem Worms) est fascinant en seulement deux brèves interventions. Malheureusement le finale choisi, celui d’Alfano, ne convainc décidément pas. Et celui de Luciano Berio nous a encore manqué.