Pour cette deuxième journée de la manifestation « Dans les jardins de William Christie » à Thiré en Vendée, le temps s’annonce on ne peut plus clément. Contrairement à la veille, le vent est tombé et le soleil est au zénith. Encore tout émus des découvertes de la veille, les visiteurs se pressent dans les jardins pour se repaître des activités qu’ils n’ont pas eu le temps de pratiquer le jour précédent. Il y a ceux qui se lancent en famille dans un parcours itinérant de danse baroque dans le village et les espaces verts sur le thème des Mémoires de Casanova, quand d’autres se passionnent pour le chant participatif sur le thème des oiseaux guidés par Sophie Daneman, celle-là même qui met en mouvement le très beau Dido and Aeneas donné en soirée sur le miroir d’eau, alors que d’autres visitent avec les jardiniers les différents espaces des jardins pensés et conçus par William Christie. De notre côté, nous écoutons avec délectation les Conversations croisées entre l’historien de l’art Henry-Claude Cousseau et l’académicien Erik Orsenna.
Tout irait pour le mieux dans le plus beau des mondes si l’on n’avait pas appris qu’une bonne partie de l’équipe était sur les dents ; en effet, la mezzo Rebecca Leggett est souffrante. La lauréate du Jardin des Voix était membre du quintette prévu le soir même pour le programme de Lamentations de Roland de Lassus. Or, les difficultés de l’œuvre ne permettent pas de trouver au pied levé une remplaçante. Il faut donc trouver un programme de rechange et le répéter avant 20h… Quand on le croise à la pause déjeuner, Paul Agnew, à la direction musicale pour ce même concert pour voix seules, ne laisse rien paraître et sourit comme à l’accoutumée. Il se réjouissait de faire découvrir une partie du travail du prolifique Roland de Lassus (1532-1594, également connu sous le nom d’Orlando di Lasso ou encore Roland de Lattre). Un premier motet en appel à la paix aurait dû précéder un cycle de douze motets sur le mystère de la Nativité où intervenaient douze sybilles, dans un entrelacs complexe et étrange, tout en expérimentations chromatiques. Redoutable partition que ces prophéties où s’opèrent des changements de tonalités constants. Puis auraient succédé les Lamentations du samedi saint, chantées durant l’office des ténèbres, avec pour seul éclairage neuf bougies éteintes une par une à la fin de chaque mouvement. Enfin, des « Psaumes de pénitence » auraient conclu l’expérience, avec les œuvres parmi les plus célèbres du compositeur dont l’humaniste Samuel van Quickelberg disait à l’époque : « lorsqu’il lui fallait mettre en accord le mot et la chose, d’exprimer l’intensité des diverses émotions en donnant à voir la chose comme si elle se produisait, que l’on peut se demander si c’est la suavité des émotions qui confère sa beauté à la plainte du chant, ou bien l’inverse ». Paul Agnew avait bien l’intention de mettre en valeur le génie et la modernité de l’œuvre, en essayant avec ses partenaires de reproduire la palette chromatique du créateur. Las, il faudra renoncer à cette expérience qui s’annonçait passionnante.
En attendant, les mini-concerts de l’après-midi dans les jardins ont commencé et il est tout de même possible d’entendre Suzanne un jour de Roland de Lassus, donné dans le Petit bois d’Henry-Claude. Les sopranos Maud Gnidzaz et Juliette Perret, l’alto Daniel Brand, le ténor Michael Loughlin Smith et la basse Christophe Gautier se tirent à merveille des chausse-trapes d’une œuvre moins séduisante que fascinante dans sa complexité formelle. Le contenu des petits concerts est choisi par les artistes. Quelques minutes plus tard, dans un genre très différent, on écoute les chansons originales et les improvisations sur le thème de l’amour de Douglas Balliett, contrebassiste et compositeur américain (ancien élève de la Juilliard School, présent à la quasi-totalité des éditions du festival) et Thomas Dunford, luthiste fétiche des Arts Florissants dont on se souvient, par exemple, du beau programme « Les recettes de l’amour » donné en 2022 avec Lea Desandre et William Christie. Les deux artistes affichent une évidente complicité et un plaisir de jouer ensemble dans une sorte de jam baroco-jazzy qui électrise l’auditoire. On regrette de ne pouvoir rester toute la semaine jusqu’au terme du festival, car ce serait l’occasion d’entendre une Passion selon saint Marc composée par Douglas Balliett. Cette création a été commissionnée par les Arts Florissants et marque l’un des temps forts du festival.
Après dîner, les bénévoles dévoués organisent le transfert à quelques kilomètres de là, dans l’église de Saint-Juire-Champgillon, car l’église de Thiré est en travaux actuellement. Dans le sanctuaire où chaque siège est occupé et l’éclairage réduit à quelques cierges, un parfum capiteux à base de lys émane de deux somptueux bouquets embellissant les pilastres du chœur. Paul Agnew prend la parole pour expliquer au public que le programme annoncé va être remplacé par un autre, en raison de l’absence de Rebecca Leggett, totalement aphone. Une partie de la journée a été consacrée à concocter un nouveau programme cohérent, en privilégiant des solos plutôt que des ensembles, en fonction de ce que les artistes étaient capables de présenter le soir même. Le jeune Gabriel Rignol au théorbe a accepté de se joindre aux chanteurs, secondé par Florian Carré au clavecin, lequel se trouvait encore à Paris le matin même… Aucune rumeur de protestation dans l’auditoire pour accueillir l’annonce : Paul Agnew sait y faire et l’on se prend immédiatement d’empathie pour lui et les siens. Ce sont finalement des pièces sacrées de Purcell qui sont proposées… Le pédagogue écossais nous rappelle que Purcell serait sans doute surpris de savoir que nous connaissons surtout sa musique profane, lui qui a tant composé pour le domaine sacré. Et curieusement, cette sélection d’œuvres religieuses intitulée « Purcell at Prayer » est une première dans le festival. L’alto Mélodie Ruvio, le ténor Hugo Hymas et la basse Edward Grint devaient interpréter initialement les œuvres de Lassus. Ils s’adaptent parfaitement à l’univers polyphonique du compositeur anglais. Le public retient son souffle. Pour les soutenir, les sopranos Juliette Perret et Violaine Le Chenadec complètent avec Paul Agnew un sextette en idéale harmonie. Très vite, le plaisir de chanter ensemble prend le dessus sur la tension des répétitions à l’arrachée de la folle journée (d’autant que Juliette Perret se produisait trois fois de suite au cours de l’après-midi dans les jardins et Paul Agnew deux fois !). Quelque chose de magique se produit et au terme du concert, c’est un tonnerre d’applaudissements qui salue les artistes. Le moment que nous avons vécu appartient aux grands bonheurs que l’on peut éprouver dans le spectacle vivant : le professionnalisme des artistes, leur capacité d’adaptation et leur connaissance du répertoire leur ont permis de se dépasser et de nous combler.
Après la pause d’une demi-heure et le traditionnel chocolat chaud offert par les paroissiens, tout le monde revient s’installer dans l’église pour la « Méditation à l’aube de la nuit », conçue comme un moment privilégié qui permet de se préparer au sommeil. Les règles sont rappelées par Paul Agnew : il s’agit de laisser infuser la musique à l’issue de la journée et pour cela, s’abstenir d’applaudir. La soprano Violaine Le Chenadec est accompagnée de son époux Adrien Mabire au cornet à bouquin, le couple étant soutenu par Gabriel Rignol au théorbe, tout jeune, mais merveilleusement doué. Nous entendons cette fois Monteverdi et ses contemporains. Le couple Mabire/Le Chenadec fonctionne particulièrement bien. La voix, bien timbrée, ample et émouvante, est magnifiée par le jeu inspiré du cornettiste, dont on goûte avec délices la virtuosité exceptionnelle (et en plus, il chante parfaitement bien…). Du coin de l’œil, on aperçoit Paul Agnew, installé dans le public, visiblement ému et soulagé, les yeux mi-clos, qui se repaît des sonorités idéalement réverbérées dans la petite église.
On quitte à grand regret ce festival enchanteur, avec une petite pointe d’envie pour les bienheureux qui peuvent rester jusqu’au bout. Eux entendront les Lamentations de Lassus le lendemain, puis l’extraordinaire violoniste Théotime Langlois de Swarte et son complice William Christie qu’on avait eu la chance d’entendre par le passé, mais également Orphée et Eurydice de Gluck en version de concert dirigée par Paul Agnew sur le miroir d’eau et bien sûr, la création déjà évoquée : la Passion selon saint Marc. Au bout de quatre jours, le taux de remplissage était de 99 % ! Il faudra s’y prendre tôt pour les réservations l’année prochaine…