On aura beau l’avoir entendue et ré-entendue, l’œuvre conserve tout son charme et son pouvoir de séduction. Sa durée relativement courte, son action resserrée et sa progression dramatique jusqu’au désespoir de l’héroïne en l’un des plus beaux airs du répertoire anglais, tout concourt à la popularité de ce chef-d’œuvre, que l’enthousiasme du public de la grande salle Henry Leboeuf du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a encore confirmée.
Déjà donnée au festival de la Chaise-Dieu l’été dernier cette production du Didon et Enée de Purcell en version semi-scénique présente un bon compromis entre une version théâtrale et une version de concert, toujours un peu décevante lorsque l’œuvre est présentée comme un oratorio.
Le parti pris d’une mise en espace légère mais assumée offre bien des avantages : les protagonistes chantent de mémoire, ce qui favorise toujours le contact avec les spectateurs, ils incarnent leur rôle d’une façon beaucoup plus crédible, et le public est plongé dans le drame d’une façon très efficace et bien plus directe, propice à susciter l’émotion. Quelques éclairages subtils suffiront à rendre l’atmosphère chargée de la cour de la Reine Didon, le caractère inquiétant de l’univers des sorcières ou la gouaille fanfaronne et imbibée des marins intrépides, la magie de la musique faisant le reste. La conception dramaturgique tire une peu vers une vision people, une exacerbation des sentiments à des fins de représentation.
Vincent Dumestre et ses troupes ont visiblement pris plaisir à agrémenter la partition d’un tas d’ajouts et d’ornements, étoffant la ligne musicale qu’ils ont sans doute jugée trop dépouillée. On a aussi joint quelques intermèdes orchestraux et renforcé l’effectif instrumental de quelques guitares, castagnettes, crotales, et autres instruments, sans que cela n’ajoute ni ne nuise à la lisibilité du propos. Est-ce pour allonger de quelques minutes la durée du spectacle ? Tout ce petit monde est visiblement très bien préparé, mené par un premier violon dynamique et communicatif, et soumis à la conduite d’un chef sans doute plus attentif à la préparation que réellement charismatique en concert.
La conception musicale du spectacle repose sur l’accentuation des contrastes d’une partition tour à tour drame et comédie bouffonne, dans la plus pure tradition shakespearienne. Ce parti pris s’exprime dès l’ouverture et se traduit par une accélération des passages rapides (parfois au détriment d’une certaine précision, en particulier du chœur) et un ralentissement des airs au lyrisme appuyé ou en forme de lamento, une amplification des effets sonores (rarement un orage aura été plus crédible au concert….) soulignant au passage le côté baroque et même italianisant de la partition.
La distribution vocale est de grande qualité : Didon, est chanté magistralement par Adèle Charvet qui prête sa stature de minerve et son port de reine à un rôle qui lui va comme un gant. La voix est souple et chaude, avec ce qu’il faut de vibrato voluptueux pour susciter l’émotion et la compassion. A ses côtés, la Belinda de Ana Quintans fait fort belle figure, plus incisive, plus directement active à faire avancer le drame, mais sans doute aussi moins émouvante. Jean-Christophe Lanièce est lui aussi physiquement parfait pour endosser avec prestance et séduction le rôle d’Enée, héros malgré lui et navré d’avoir à causer le désespoir de la Reine. La voix est puissante et bien posée, la diction anglaise est sans reproche, même si le rôle manque un peu de consistance dramatique. Igor Bouin est étonnant dans le rôle de la sorcière, habituellement confié à une femme mais dont il assume parfaitement la masculinité, et campe ensuite un marin très dynamique et plein d’entrain. Marie Théoleyre en deuxième dame, Caroline Meng et Anouk Defontenay en sorcières (pas vraiment effrayantes..), et Fernando Escalona Melendez, très spectaculaire dans l’air de l’Esprit, complètent agréablement la distribution.
Les chœurs, intégrés dans la mise en espace, participent tour à tour au monde inquiétant des sorcières ou renforcent la foule enivrée des marins, contribuant ainsi au visuel du spectacle en y ajoutant le mouvement. Au plan musical, ils livrent eux aussi une prestation de grande qualité.
Le public bruxellois réservera à cette prestation de haute tenue une ovation très chaleureuse et enthousiaste.