Il est des productions qui nous coupent le souffle autant qu’elles nous laissent perplexes, qui nous émeuvent autant qu’elles nous frustrent. À la sortie du Grand Théâtre de Genève ce soir, beaucoup de spectateurs semblent avoir du mal à analyser ce qu’ils ont vu, partagés entre la forte impression d’un spectacle unique et la déception vis-à-vis de certaines attentes. Ce genre d’expérience nous rappelle qu’on ne peut pas toujours avoir un sentiment clair et unique sur une création artistique, et qu’il est bon signe pour le monde de l’art d’être encore capable de surprendre.
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©️GTG / Carole Parodi
Commençons par le plus évident : c’est une nouvelle œuvre, construite autour du Didon et Énée de Purcell, que nous avons découverte ce soir. La narration de Nahum Tate se trouve en effet intégrée à un récit plus contemporain, probablement co-écrit par le metteur en scène Franck Chartier (chorégraphe, directeur artistique de la compagnie Peeping Tom), et la dramaturge Clara Pons. Il faut donc rajouter à la durée de la musique de Purcell l’équivalent en scènes théâtrales et chorégraphiques, sur de nouvelles compositions d’Atsushi Sakai, violoncelliste du Concert d’Astrée. Les deux univers musicaux se succèdent ainsi en continu. Rappelons que, bien que ce geste puisse paraître irrévérencieux, l’idée du devoir de fidélité littérale à la partition fait moins sens pour Didon et Énée que pour d’autres opéras. La structure musicale qu’on connaît est en effet une construction partiellement anachronique, qui repose sur un manuscrit postérieur de plus d’un siècle à la date de création, avec une bonne partie de la musique perdue. Une source indique même qu’il aurait pu s’agir d’un masque, soit un genre typique de l’Angleterre du XVIIe, dans lequel les scènes musicales et chorégraphiques sont intercalées dans des scènes dramatiques.
Visiblement construit main dans la main entre la mise en scène et la direction musicale, le spectacle a d’abord pour lui une grande cohérence, ce qui n’était pas donné avec un tel dispositif. Le mérite en revient notamment à la musique de Sakai, qui a pour première qualité de ne pas chercher à concurrencer celle de Purcell, et d’être avant tout une musique de scène très efficace. D’inspiration contemporaine, notamment cinématographique, elle évite la rupture en se construisant autour d’éléments baroques et issus de la partition, comme le chromatisme de la lamentation finale. La dramaturgie globale est aussi très réussie, et nous fait complètement adhérer à cette nouvelle histoire, celle d’une vieille reine veuve, acariâtre et au bord du délire, qui voudrait pouvoir s’abandonner à la sensualité alors que le peuple et les éléments naturels sont proches de s’attaquer au palais. Une nouvelle histoire ? Pas tant que ça, on le voit, car cette reine est en fait un double de Didon, en plus psychanalysé, plus contemporain, et moins digne. La musique de Purcell est pour elle un réconfort quotidien, autant qu’un objet de fantasme. Ainsi, les scènes de l’opéra original sont-elles d’abord représentées comme du simple théâtre dans le théâtre, interprété par des serviteurs, et petit à petit, elles deviennent des visions, des rêves, jusqu’à une dernière partie hallucinée. Tout ceci est fait avec un ton assez étonnant, parfois totalement burlesque, parfois tragique, le tout dans une sorte de dernier délire avant l’agonie. Il semble y avoir un goût pour l’hybride, qui se justifie en même temps par le cauchemar ambiant, le surréalisme qui envahit petit à petit la scène. C’est cette lente progression qui nous convainc le plus d’ailleurs, après un début assez inconfortable qui nous faisait presque nous demander si on n’était pas dans une caricature misogyne, le temps de comprendre toute la complexité donnée au rôle. Une fois que l’aspect politique et la menace de l’extérieur entrent en jeu, on abandonne toute réticence pour se laisser porter.
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©️GTG / Carole Poradi
Franck Chartier a assurément beaucoup de métier, et on le voit par sa capacité à trouver des astuces scéniques pour un effet immédiatement saisissant et surprenant, que ce soit pour aller dans le sens du spectaculaire ou du comique. Certaines images nous hantent encore par leur force émotionnelle, grâce aussi à la scénographie dystopique de Justine Bougerol et aux lumières de Giacomo Gorini. Cette chambre-parlement est un personnage à part entière, comme une représentation physique de la psyché de cette reine en déchéance, progressivement mise à mal par la pression extérieure. Il y a aussi une poésie moins impressionnante, mais très douce, notamment lorsque le pendant théâtral d’Énée (Romeu Runa) capture la musique dans ses mains. Et en même temps, c’est un spectacle devant lequel on rit volontiers, grâce notamment à un personnage muet de servante (Yi-Chun Liu) dont on se contentera de dire qu’elle a une façon bien à elle d’exercer son métier. Contrairement à d’autres productions à concept, l’ambition émotionnelle et intellectuelle n’empêche pas ici l’auto-dérision. Eurudike De Beul en reine sur le déclin n’a rien d’une héroïne sublime, c’est même plutôt un personnage minable, antipathique, mais qui devient tragique par l’état du monde autour d’elle.
Notre grande réserve sur le spectacle est que, si on le trouve passionnant et très cohérent en y réfléchissant, en ayant préalablement lu les notes d’intention, et en connaissant bien l’œuvre, on se demande ce qu’a pu en comprendre un spectateur moins informé. Il y a une telle abondance d’idées, qu’on a parfois l’impression que certaines ne font que rajouter de la confusion sans apporter grand-chose à un spectacle déjà très riche. La seconde trame narrative, celle de Nahum Tate, semble parfois encombrer un spectacle qui a du mal à définir ce qu’il veut faire des chanteurs, notamment des seconds rôles. Qui ne connaît pas l’histoire de Didon et Énée ne la connaîtra pas davantage après ce spectacle, ou très vaguement. Il y aussi plusieurs pistes lancées sans être approfondies, comme une nouvelle couche de méta lorsqu’Eurudike De Beul dit « tu sais, j’ai été chanteuse moi aussi » ou qu’elle demande à Atsushi Sakai d’arrêter sa « daube contemporaine ». Enfin, la piste psychanalytique sur l’absence de maternité, en plus d’être d’un autre temps, est assez maladroitement amenée. L’activité permanente sur scène, pour virtuose qu’elle soit, a aussi de quoi perdre facilement le spectateur, avec cette division permanente en au moins trois espaces distincts.
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©️GTG / Magali Dougados
Et la musique dans tout ça ? Comme dit précédemment, Emmanuelle Haïm, à la tête de son Concert d’Astrée, semble s’être entendue avec Franck Chartier pour une interprétation commune. Le résultat est assez déroutant, et serait peut-être même décevant dans une version traditionnelle de l’opéra. Avec des tempi souvent plus lents que d’habitude, notamment dans les passages légers, elle donne une lecture affligée dès le début, résolument fataliste. Peu de rebond, assez peu de jeu rythmique, mais une ligne continue, soutenue, emplie de tragique. Ainsi, les airs joyeux semblent totalement ironiques, du fait d’un tempo qui empêche l’ornementation de donner le sentiment de vivacité habituel. Cette interprétation fait la part belle à une émotion assez pure, grâce au soin délicat apporté à la ligne de basse, à l’harmonie et à la ligne mélodique. Il est intéressant de la mettre en contrepoint avec celle gravée par le même ensemble en 2003, assez radicalement différente. Disons quand même qu’en dépit de toute sa beauté sonore, l’ensemble met du temps à se mettre en place ce soir, paraissant un peu désordonné dans les mouvements plus allants. Il se rattrape ensuite pour laisser avant tout le souvenir d’une version ample et résignée.
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©️GTG / Magali Dougados
Pour une fois, les chanteurs sont ce que l’on retient le moins du spectacle, non pas que leur talent ou leur investissement soit à remettre en cause, mais dans cet univers très chorégraphique, leur présence plus statique les relègue au second plan. Marie-Claude Chappuis est probablement une très délicate Didon dans une version traditionnelle : la voix n’est pas irréprochable ce soir, avec des passages de registre assez audibles, mais pourvue d’une agréable clarté, et l’artiste est suffisamment fine pour utiliser ses fragilités comme un atout expressif. Sa disparition est une des grandes réussites de la soirée, très élégamment phrasée. Il faut simplement accepter ce choix d’une Didon affligée dès le début et peu combative, avec un « Ah ! Belinda » très lent. On a cependant du mal à comprendre le personnage qu’on veut lui faire jouer. Surtout, c’est pour nous une grande erreur de lui faire chanter le rôle de Sorceress, très éloigné de sa vocalité et de celle du rôle de Didon. N’ayant pas l’aisance dans le grave, ni tout à fait la palette d’effets requis pour ce rôle, ses interventions manquent d’impact. Il s’agit là d’une intention scénique à laquelle la direction musicale aurait du s’opposer selon nous.
Jarrett Ott, qui chante Énée et le Marin, est celui qui tire le mieux son épingle du jeu. Excellent comédien, il est toujours à la juste place, aussi bien à l’aise dans la nonchalance british assez drôle qu’on lui donne à jouer en première partie que dans le personnage tragique qu’il devient par la suite. Soulignons également l’investissement qu’il met dans le texte, qui contribue grandement à l’expressivité de son chant dans sa dernière intervention : nous aurions aimé entendre ce même soin apporté à la langue chez les autres solistes. Ce n’est pas une question de prononciation, mais bien d’appropriation, et de construction. Si sa première intervention ne lui donne pas l’occasion de briller musicalement, on apprécie par la suite une belle voix de baryton, ample mais disciplinée, et surtout un grand professionnalisme dans son intégration au spectacle.
Francesca Aspromonte et Yuliia Zasimova sont deux très bonnes sopranos, plutôt légères, à l’aise avec l’ornementation et le style baroque. La première se distingue par une voix ronde et colorée, un peu plus lyrique, mais peut manquer de relief et de nuances, là où la deuxième paraît plus inventive. Elles se partagent les rôles des deux suivantes et des deux sorcières, assez sacrifiés par la mise en scène, même pour Belinda. Là encore, ce n’est pas forcément une idée très heureuse, car même si elles s’en sortent très honorablement et sans se mettre en danger, les rôles de Second Woman et Second Witch sont un peu centraux pour leur tessiture respective. On attend de les revoir dans d’autres productions pour connaître leur potentiel scénique, dont on ne peut vraiment pas se faire une idée ce soir.
Enfin, un personnage que nous n’avions pas encore mentionné, mais qui a une importance capitale dans la mise en scène : le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Mark Biggins. Disposés en hauteur, ils forment un parlement au-dessus de la chambre de la reine, explicitant avec violence l’intrication entre vie privée et vie d’État, la dirigeante n’ayant pas un moment d’intimité. La seule à s’abandonner, Marie (équivalent de Belinda, interprétée par une formidable Marie Gyselbrecht) sera d’ailleurs violemment châtiée. Omniprésents, ils forment une masse oppressante et assez effrayante, sans même avoir besoin d’agir, grâce à la réussite de la scénographie, encore une fois. Du fait de leur statisme, leurs interventions sont assez univoques, apparaissant à chaque fois comme des sentences, mais il faut saluer l’homogénéité de l’ensemble, sa puissance et le travail évident sur les consonnes. « With drooping wings ye Cupids come », ultime moment de douceur après le chaos de la dernière partie, clôt avec délicatesse une soirée forte en émotions.
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©️GTG / Magali Dougados
Peut-être qu’en France, un tel spectacle n’aurait pas dû s’appeler « Didon et Énée » : on se souvient que la Flûte Enchantée de Castellucci avait été donnée à Lille avec un titre légèrement modifié. À vrai dire, passée la perplexité des premières minutes, on ne se pose plus la question, tant ce que l’on voit est toujours au service de la beauté et du sens. Ce n’est peut-être pas le Didon et Énée de Purcell et Tate, mais l’œuvre originale n’existe à vrai dire que dans l’esprit des auteurs, il s’agit d’une chimère qu’on peut approcher mais jamais atteindre totalement. En revanche, c’est bien un Didon et Énée, avec un discours personnel et stimulant sur cette histoire, sur ce personnage féminin. Si la représentation peut s’avérer frustrante pour les quelques raisons que nous avons déjà détaillées, elle nous offre aussi quelque chose que l’on expérimente assez rarement : le choc esthétique dont on ne comprend pas exactement comment il vient à nous. Pour cela, et pour toute la matière à réflexion qu’offre cette production, on ne peut que recommander au spectateur curieux d’aller la découvrir, en acceptant de se laisser surprendre et de ne pas tout comprendre.