Didon et Enée, c’est court. Trop court pour une soirée d’opéra, juge-t-on, ce qui éloigne le tube de Purcell de bien des scènes lyriques. En 2006 à Vienne et plus tard à l’Opéra-Comique, Deborah Warner avait trouvé une solution en invitant la comédienne Fiona Shaw à réinventer le prologue perdu de Purcell à partir de textes d’Ovide, de T.S. Elliot et de Yeats. Quelques minutes suspendues qui avaient donné à la suite de ce spectacle une profondeur poétique et sensible peu commune.
En choisissant un couplage avec Erwartung d’Arnold Schoenberg, c’est comme si Krzysztof Warlikowski faisait de Didon et Enée un long prologue. Didon, ressuscitant des morts, ou se réveillant d’un songe peuplé de sorcières et de marins, tue les nouveaux amants Enée et Belinda dans un accès de jalousie. L’extraordinaire monologue halluciné s’ouvre alors et nous scotche à notre siège. Le metteur en scène excelle à peindre ces personnages borderline et a trouvé en Ausrine Stundyte une nouvelle icône pour habiter son imaginaire. Il faut voir – et entendre ! – les imprécations douloureuses lancées au cadavre de son amant par la phénoménale soprano lituanienne. 30 minutes au sommet.
Si Erwartung impressionne, Didon et Enée frustre. Warlikowski ne sait manifestement pas quoi faire de l’œuvre, la parsemant de ses gimmicks habituels, la truffant de silences qui sont autant de freins à sa fluidité dramatique, demandant à ses chanteurs d’habiter le plateau avec le plus d’indifférence possible. En cela, il refuse au chef-d’œuvre de Purcell autant la légèreté que la solennité au profit d’une nonchalance, d’une grisaille générale. Le contraire du vocabulaire baroque en somme.
Cela tombe bien car, musicalement, il n’y avait pas une once de baroque non plus. Comment est-il sérieusement possible de jouer et de chanter Didon et Enée ainsi en 2023, quarante ou cinquante ans après les premières interprétations historiquement informées ? Certes, l’orchestre de l’Opéra n’est pas spécialiste, mais il parait que le chef Andrew Manze l’est… Et l’on connaît des phalanges modernes sachant faire « comme si », ou se faisant aider par des renforts éclairés.
Le résultat est au-delà d’un retour aux années 50 : rien ne respire, rien ne chante ; tout est pesant, mécanique, indifférencié. Les ritournelles sont « jolies », le contrepoint est limpide comme un exercice de conservatoire, les mesures font quatre temps bien égaux, battues indifféremment à la noire pendant une heure. C’est simple : Karl Böhm aurait sans doute été plus spirituel. Seul un continuo volontariste, quoique vibrionnant, tente de faire tenir debout l’édifice.
Si l’on passe tout à Ausrine Stundyte qui n’a évidemment pas la voix du rôle (mais a bien du courage d’enchaîner avec Erwartung après avoir serré le larynx pendant une heure), le reste de la distribution est impardonnable : Enée tonitruant, sans tendresse et systématiquement un temps en retard ; Belinda (très prometteuse Victoria Randem, mais dans un autre répertoire) et autres Dames surdimensionnées et mal accordées. D’une autre planète, la Sorcière du brillant Key’mon W. Murrah survole de son art idiomatique ce Didon et Enée, une œuvre bien longue ce soir-là.