C’est avec la représentation de The Fairy Queen que se termine la première journée de la 12e édition du festival « Dans les jardins de William Christie ». La narration de la première partie de la journée est à retrouver ici.
Le miroir d’eau qui fait face aux terrasses du bâtiment, la maison de William Christie, est déjà prêt pour l’événement du soir. Toutes les chaises du public sont disposées en éventail entre le jardin à la française et le canal sur lequel a été installée une plateforme pour l’orchestre, les chanteurs et les danseurs. On se dit que le décor est bien minimaliste : en l’occurrence, seules trois chaises jaunes sont placées devant les pupitres. Après un rapide dîner pris d’un côté par les équipes du festival et de l’autre par les visiteurs qui profitent de notre Glyndebourne à la française, tout le monde va s’installer face à la scène, dans une jauge élargie, puisque le nombre des billets vendus à l’avance correspond à la capacité d’accueil de la salle prévue en cas de nécessité de repli si la météo se révèle capricieuse. Or, pour ce soir, la nuit s’annonce chaude, claire, voire idéale pour le spectacle, car sans lune et avec un doux zéphyr qui soufflera à peine, si l’on y prête attention. Les deux premières rangées sont réservées aux invités de marque et le reste du public est séparé par une petite allée. Nous sommes juste derrière, bien en face de la scène flottante, avec dans le viseur une silhouette familière, celle de William Christie en personne. On ne peut s’empêcher de sourire car c’est un peu comme si on se trouvait plongé dans la célèbre gravure de Jean Lepautre où l’on voit de dos Louis XIV et sa cour contempler Alceste qui a pour décor principal le palais de Versailles. Notre miroir d’eau donne sur une sorte de portique végétal constitué de plusieurs arches en laurier du Portugal et le bassin de près de 100 mètres de long est bordé d’une double allée de platanes étoffée par une haie de charmes, ce qui en fait un merveilleux théâtre, entre fastes à la française (le Le Nôtre de Vaux-le-Vicomte, par exemple) et à la romaine (les jardins de la Villa d’Este à Tivoli croisés avec ceux de la Villa de l’empereur Hadrien, notamment).
L’orchestre des Arts florissants, son chef Paul Agnew, les chanteurs et les acteurs sont tous identiquement vêtus d’un tailleur pantalon noir, le col ouvrant sur une chemise blanche mais au fur et à mesure que tomberont les vestes, un arc-en-ciel de couleur va se faire jour. Le décor se réduit à une double banquette noire et les trois chaises boutons d’or déjà évoquées plus haut. Un choix qui ne laisse d’intriguer. On se promet de poser la question, au cours des deux entretiens prévus le lendemain, de la signification de cette couleur à Paul Agnew et au chorégraphe Mourad Merzouki qui a assuré la mise en espace : s’agit-il d’une allusion au Roi-soleil, à l’astre lui-même, au divin, à la tromperie ou autre fantaisie… ? En attendant, le baryton Hugo Herman-Wilson, qu’on avait quitté auparavant sur les terrasses, arrive sur scène en titubant, maladroit dans son grand corps, avant de s’étaler de tout son long. Il incarne le poète ivre et on le trouve bien gauche. La suite montrera que cette entrée en matière un peu chaotique nous préparait à la transformation à venir et que ce dérapage est tout ce qu’il y a de plus contrôlé. Le poète ivre va vivre dans le rêve et nous aussi.
The Fairy Queen est lié au Songe d’une nuit d’été de Shakespeare où au moins trois univers se côtoient, avec notamment le monde réel et celui des dieux en parallèle. Le parti pris par Paul Agnew et William Christie pour notre spectacle a été de se débarrasser totalement de la pièce au profit des seuls interludes ou masques créés par Purcell. L’idée a été de les transformer en ballet en les mettant bout à bout, sans chercher de fil conducteur là où il n’y en avait pas et les traitant pour ce qu’ils sont : des divertissements. « J’entends une étrange musique, qui résonne dans les airs. C’est une musique de fée, envoyée par moi pour vous guérir de votre incrédulité ». Cet extrait de l’œuvre de Purcell a pu servir de fil conducteur et toute la chorégraphie va mettre en valeur le génie du musicien. Et il faut dire que cela fonctionne à merveille. Dès les premières minutes, on est pris dans une féerie ensorcelante qui naît à partir du quotidien et sourd de la simplicité apparente. Et un prodige se produit : on s’est laissé prendre par la main pour virevolter dans ce monde magique, comme si un charme mystérieux nous avait été versé sur les paupières.
Une fois n’est pas coutume, il ne sera pas question ici des qualités des uns et des autres. C’est à un ensemble qu’on a affaire et ces danseurs, chanteurs et musiciens sont en fusion totale, tous au service de la musique, qu’ils mettent en relief et en évidence comme jamais. Chacun donne son meilleur, galvanisé ou envoûté par l’un ou l’autre de ses partenaires. Paul Agnew dirige les Arts florissants avec beaucoup de sensualité, mais surtout une complicité et une confiance visiblement totale. Il se repaît lui aussi du spectacle, lançant des œillades énamourées et émerveillées sur les artistes. Ce qui se passe sur scène est époustouflant, incroyable, surnaturel. Le chorégraphe Mourad Merzouki a travaillé avec des danseurs qui sont des professionnels du hip-hop et du breakdance, mais il a également dans cette troupe deux artistes de formation classique qui arrivent tout droit de la Juilliard School. Ainsi, un mouvement commencé par un chanteur (car ils ont tous été contraints à danser, on ne leur a pas laissé le choix), se prolonge en entrechat et arabesque baroque avant de se terminer en danse échevelée ou en gestes merveilleusement saccadés. Le passage d’une technique à l’autre se fait dans la fluidité la plus totale et l’évolution d’un mouvement naturel en pure et délicate broderie du geste se fait sans qu’on s’en rende compte, avec une évidence irréfragable. À la fin du spectacle, on ne sait plus qui est chanteur ou danseur, tant la fusion est absolue. Même notre poète ivre a déployé des trésors de souplesse, de grâce et de beauté dans ses déambulations. On se prend par moments à se dire que tout cela est si simple. Mais c’est comme pour le parlar cantando baroque. Essayez donc un peu pour voir ! Le langage une fois constitué n’efface pas les difficultés et les chausse-trapes qui le constituent. Les corps entrelacés ou affectueusement emboîtés forment de superbes tableaux vivants, un peu comme la Descente de croix de Pontormo transposée au cinéma par Pasolini. En voyant les chanteurs, tous lauréats de la 11e édition du Jardin des Voix, danser aussi bien, on se dit que c’est finalement à la portée de tout le monde, avant de se rendre compte que dans le groupe où l’on ne reconnaît plus personne, l’un des danseurs, véritable élastique, est en train de tourner sur sa tête… On pense beaucoup au savoir-faire de Pina Bausch marié à l’art de Chaplin mais surtout à celui de Buster Keaton, cet acrobate athlète sorti du music-hall dont on se dit que l’art de se réceptionner sur la nuque sur laquelle il tournoie à chaque chute a sans doute pas mal influencé les danses actuelles. Mais surtout, on ne peut s’empêcher de constater que pour faire fusionner l’humain et le divin, il n’y avait pas meilleure idée que l’avalanche de combinaisons de gestes qu’on a sous les yeux…
Et la musique et le chant dans tout ça ? Eh bien, tous les sens sont à la fête ce soir et les riches sonorités de l’orchestre infusent en nous comme jamais. Une petite mention spéciale à la percussionniste des Arts florissants, l’inénarrable Marie-Ange Petit, qui nous ferait croire sans restriction que ce sont les oiseaux cachés dans les arbres qui jouent aux figurants merveilleusement sonores. Les solistes et notamment le premier violon Augusta McKay Lodge faussement désinvolte mais authentiquement virtuose s’avancent sur la scène et participent à la chorégraphie d’ensemble, ce qui porte notre bonheur à son comble. Au final, tout le monde chante, y compris les danseurs, on n’en croit d’abord pas ses yeux puis ses oreilles… Les chanteurs, eux, nous ont fait passer entre autres par tous les états saisonniers, incarnant superbement automne, hiver, printemps et été avec un nuancier des plus variés. Là encore, au milieu de cette excellence collective où tout semble si naturel et pourtant absolument sublimé, affichons une fois de plus, en toute subjectivité, une toute petite préférence pour la mezzo Georgia Burasko dont la ductilité et l’expressivité au charisme irrésistible la font passer d’un affect à un autre en un tournemain. Mais il faut bien avouer que le petit miracle qui vient de se dérouler devant nos yeux et nos oreilles nous a fait oublier toute velléité de faire du cas par cas, activité qui nous paraît sur l’heure totalement déplacée dans ce cadre où même les arbres semblent frémir en accord avec les protagonistes, comme dans les tableaux de Fragonard où tout fusionne amoureusement.
Au terme de deux fois une heure d’un spectacle passé comme un éclair avec la sensation d’avoir entendu la musique de Purcell comme jamais, le public jubile et William Christie applaudit, les mains bien haut. Le miroir d’eau scintille dans la douce nuit enchanteresse et avant de sortir, nous passons dans les jardins savamment éclairés avant de célébrer le succès de cette première au café où le jardin éphémère d’aromatiques achève de nous faire vriller l’odorat avec des odeurs de camphre, de basilic, d’anis ou de patchouli. Un peu comme lorsqu’on sort d’un spectacle à la Fenice et qu’on continue en remontant les canaux dans une gondole. Autant dire que la magie ne s’arrête plus, comme si l’on nous avait versé une poudre d’or magique sur les yeux aux effets pérennes. Tout le monde semble se déplacer sur un petit nuage et les yeux brillent, brillent, brillent… Il va pourtant falloir rentrer dormir, la journée de demain s’annonce elle aussi bien remplie en émotions.
Mais il faudra courir voir ce spectacle qui va encore évoluer et dont la tournée internationale ne fait que commencer, on en prend le pari.