Les soirées composées de plusieurs œuvres courtes, éventuellement de compositeurs différents, réunies en un seul spectacle étaient pratique courante au milieu du XVIIIe siècle à l’Académie Royale de Musique, l’ancêtre de l’Opéra de Paris. C’est dans l’esprit de cette tradition que le Centre de musique Baroque de Versailles associé pour l’occasion au Centre d’Art Vocal et de Musique Ancienne de Namur (CAV&MA pour les intimes) proposait d’associer le très célèbre Pygmalion de Jean-Philippe Rameau à une œuvre totalement inconnue d’un compositeur très obscur, la Zémide de Pierre Iso. De ce compositeur des lumières, on sait très peu de choses. Ses dates de naissance et de mort sont incertaines, on penche pour 1715 – 1794. Il s’installa à Paris dès 1742 – auparavant il exerçait à Moulins dans l’Allier – où il se fait d’abord connaitre pour sa musique religieuse, dont un Benedic anima mea exécuté à la chapelle de Versailles en 1753. On connaît de lui deux œuvres qui furent présentées ensemble à l’Académie Royale de Musique, Zémide et Phaétuse. On sait aussi qu’il prit part à la Querelle des Bouffons contre Rousseau et qu’il fut de toute l’histoire de la musique le premier compositeur à intenter un procès pour plagiat, dont l’issue lui fut défavorable.
Bien que l’œuvre bénéficiât lors de sa création d’une distribution de grande qualité, elle fut un échec. Ceci explique peut-être qu’on perde ensuite quasiment toute trace du compositeur.
Zémide se présente comme un opéra en un acte dont le livret met en scène la princesse Zémide qui se protège de l’amour au nom de la liberté. Profitant d’un moment de faiblesse, Amour lui décoche sa dernière flèche et la princesse tombe immédiatement sous le charme de son prétendant Phasis. Rien de très original dans cette bleuette, mais le prétexte à une bien belle musique, le plus souvent à caractère pastoral, guère éloignée dans ses meilleurs aspects de celle Mondonville ou de Rameau lui-même. Les points culminants de l’œuvre sont les deux duos qui réunissent d’abord Amour et Zémide, et ensuite Zémide et Phasis. La partition comprend aussi de nombreuses pages instrumentales, visiblement destinées au ballet mais un peu fades en l’absence de tout danseur.
Présentée hier en lever de rideau, cette Zémide fit pourtant très bonne impression. Ema Nikolovska dans le rôle-titre confère au personnage de la princesses une belle assurance non dénuée d’humour. Pour lui donner la réplique, Gwendoline Blondeel (Amour) fait preuve elle aussi de bien des qualités : la voix est très libre avec une belle agilité dans l’aigu, la diction parfaitement claire, et cette excellente musicienne déploie une large palette de couleurs expressives, tout ce qu’il faut pour séduire. Philippe Estèphe (Phasis) légèrement dominé par ses deux partenaires et peu libéré de sa partition, n’en livre pas moins une prestation soignée avec une belle expressivité dans la voix. Le Chœur de chambre de Namur, mais aussi l’ensemble A Nocte Temporis, placés tous deux sous la direction de Reinoud Van Mechelen, apportent un grand soin à l’exécution de cette partition complètement inconnue en ménageant aux chanteurs l’espace nécessaire à l’épanouissement de la ligne vocale et en relançant constamment la dynamique musicale.
Mais la pièce de résistance de la soirée fut sans conteste le Pygmalion chanté et dirigé après la pause par Van Mechelen. Il est un familier du rôle, dans lequel nous l’avions déjà entendu il y a cinq ans avec le Concert d’Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm. Depuis lors, la voix a encore progressé en volume, en précision, et le musicien, un des meilleurs de la scène européenne pour ce répertoire, a encore renforcé l’intensité de son interprétation, son sens dramatique et l’attention qu’il porte à chaque mot en lui conférant son juste poids dramatique. Cette magnifique prestation culmine dans l’air « L’Amour triomphe » à l’écriture redoutablement virtuose ; le chanteur, qui domine parfaitement sa technique, allège sa voix et se joue des difficultés de la partition sans rien perdre du sens théâtral ni de la ligne musicale. Pour lui donner la réplique, Virginie Thomas, issue du chœur, incarnait la statue, Gwendoline Blondeel conservait le rôle de l’Amour – il lui va fort bien – et Ema Nikolovska endossait celui de Céphise, ajoutant la jalousie à son catalogue des sentiments, déjà bien fourni.
Alternant le chant et la direction sans que l’un eut à souffrir de l’autre, ménageant ses effets dramatiques par des contrastes de tempo, jouant délicieusement avec les silences, Reinoud Van Mechelen signait ici une très belle réussite, montrant à tous, si besoin était, quel musicien complet il est devenu après une quinzaine d’années de carrière.