Un chef et une formation fort peu médiatiques, un compositeur tout juste connu des amateurs de clavecin, une petite salle qui n’a jamais été conçue pour la musique (l’opéra de Versailles est en travaux) : ce Pyrrhus s’annonçait sous d’assez mauvais auspices. Mais c’était sans compter avec une confrontation inédite, puisqu’on allait entendre réunies dans le même concert la superbe Sangaride de la dernière reprise d’Atys et l’inoubliable Cybèle de la création du spectacle vingt-cinq ans auparavant. Et comme on le verra, Pancrace Royer peut adresser un grand merci d’outre-tombe à ces deux chanteuses d’exception.
S’il y avait foule à Versailles, en ce dimanche après-midi, ce n’était pas pour entendre la huitième représentation d’un opéra qui en connut sept en 1730 pour n’être plus jamais redonné par la suite. Non, les touristes étaient attirés par le beau temps et les Journées du Patrimoine. S’ils avaient poussé la curiosité jusqu’à la Salle des Croisades, ils auraient pourtant découvert une oeuvre pleine de beautés et servie par de formidables interprètes. Né en 1703 à Turin d’un père bourguignon, Pancrace Royer était arrivé à Paris vers 1725 et avait très vite su s’imposer dans le milieu musical français : répétiteur à l’Opéra en 1730, maître de musique des enfants du roi en 1733, directeur du Concert spirituel en 1748, et enfin directeur de l’Opéra en 1753, deux ans avant sa mort. Après Pyrrhus, il ne donna plus à la scène qu’un ballet héroïque, Zaïde, reine de Grenade (1739), puis un deuxième opéra, Le Pouvoir de l’amour (1743).
C’est justement ce Pouvoir de l’amour que Lisa Goode Crawford, claveciniste et responsable artistique du projet, a d’abord ressuscité en 2002 à l’Oberlin Conservatory of Music, dans l’Ohio, où elle enseigne (Kenneth Weiss et Skip Sempé ont été ses élèves). Toute dévouée à Pancrace Royer, c’est elle qui a réuni les financements nécessaires pour remonter le premier opéra de son compositeur fétiche. Par rapport à d’autres tragédies lyriques de la même époque, Pyrrhus présente un avantage : toutes les parties d’orchestre nous en sont parvenues, ce qui permet de redonner l’oeuvre telle que Royer l’avait conçue, malgré l’absence de manuscrit autographe. Par ailleurs, cet opéra précède de trois ans Hippolyte et Aricie: sans en égaler le génie, il montre que Rameau n’a pas créé ses oeuvres dans un désert sonore, mais que l’Académie royale de musique donnait déjà des opéras « d’un goût nouveau », pour citer Destouches au sujet de ce Pyrrhus.
Certes, Michael Greenberg est peut-être plus instrumentiste et musicologue que chef dans l’âme : on pourrait imaginer parfois une direction plus vigoureuse, plus franche, mais il peut heureusement compter sur une quinzaine d’instrumentistes habitués à travailler sous la baguette de grands baroqueux, et le résultat est convaincant, malgré le petit nombre de répétitions dont Les Enfants d’Apollon ont pu disposer avant ce concert. Le choeur est lui aussi en partie constitué de chanteurs qui ont l’habitude de participer aux productions des Arts Florissants et d’autres formations prestigieuses : une ou deux voix aiguës supplémentaires auraient été bienvenues, mais l’ensemble se tient fort bien.
Et surtout, ce Pyrrhus bénéficie de merveilleux solistes. Si la prestation de Jeffrey Thompson inspire quelques réticences, à cause du maniérisme de son chant, qui en fait presque une caricature de haute-contre à la française, avec consonnes triplées et voyelles exagérément étirées, son histrionisme passe mieux dans le personnage du perfide Acamas que s’il devait incarner un héros positif. Bien connu à travers tous les enregistrements réalisés avec Hervé Niquet, Alain Buet met au service du rôle-titre un baryton épanoui et un réel engagement dramatique, indispensables pour le fils d’Achille et meurtrier de Priam. Grâce à un excellent livret (curieusement jugé détestable à la création), Polyxène est bien plus qu’une faible héroïne, c’est une personnage cornélien, partagé entre le sens de l’honneur troyen et les sentiments qu’elle sent naître en son coeur pour l’assassin de son père. Voix richement timbrée, intensément émouvante à chacune de ses interventions, Emmanuelle De Negri montre ici qu’elle est promise aux plus beaux rôles. Et la Sangaride de 2011 trouve une digne réplique chez la Cybèle de 1987, l’inépuisable Guillemette Laurens : un quart de siècle s’est écoulé depuis le premier Atys, mais en termes d’investissement dramatique, la mezzo-soprano reste une actrice à couper le souffle, et l’on gardera longtemps le souvenir des imprécations de cette Ortrud baroque qu’est Eriphile, concentré de haine digne de son homonyme dans l’Iphigénie de Racine. Heureusement, le label Alpha avait posé ses micros dans la salle, et nous devrions dans un an disposer d’un enregistrement qui immortalisera ce concert, belle revanche posthume du Pancrace Royer compositeur d’opéras.