Quand il a écrit la musique de La Flûte enchantée, Mozart avait trente-cinq ans et avait atteint sa plénitude spirituelle sans avoir perdu la faculté d’émerveillement de l’enfance. C’est pourquoi, selon le metteur en scène Robert Fortune, il n’y a pas à choisir entre un oratorio maçonnique et un conte de fées mais à raconter une histoire qui est aussi la nôtre, celle de cheminements divers, nés de choix différents. Ainsi trouve-t-on dans le spectacle aussi bien un rituel d’initiation (auquel ne manquent ni les deux colonnes, ni les équerres et les compas, ni le vote en noir et blanc) que l’apparition fantastique des animaux charmés par la musique. Pourtant au premier acte Robert Fortune démystifie le merveilleux : les trois Dames rétribuent la danseuse qui animait le serpent monstrueux. Le spectateur est ainsi mis dans le secret : le royaume de la Reine de la Nuit est celui de la tromperie.
C’est donc sans surprise ni heurt que, du plateau initial presque nu aux symboles maçonniques, en passant par les références égyptiennes et les costumes orientalisants, les scènes s’enchainent. Cette fluidité est louable, mais si nous sommes ému, c’est aux chanteurs que nous le devons plus qu’au spectacle. La direction de l’Opéra a su rassembler un plateau sans faiblesse marquée et aux mérites certains. On ne sent certes pas chez le Sarastro de Sergii Magera la largeur vocale qui donne à certains une couleur et un poids dignes de ce personnage traité par ses disciples en demi-dieu, mais sa prestation reste honorable et sa composition convaincante. On peut en dire autant de l’Orateur de Kakhaber Shavidze, mais il n’y a rien à critiquer en revanche chez Olivera Topalovic, piquante Papagena, ni chez Wassyl Slipak et Gregory Warren, tour à tour Prêtres et Hommes d’armes. Peut-être le Monostatos d’Alexander Krawetz manque-t-il légèrement de relief, aussi bien vocalement que scéniquement, mais rien de rédhibitoire. Les trois garçons après un bref flottement initial trouvent leur accord. Aucun flottement et une bonne prestation à la fois vocale et scénique de Vannina Santoni, Albane Carrère et Lucie Roche, dans l’ordre les Trois Dames, même si l’on préfère un vrai contralto pour enrichir la palette harmonique. La Reine de la Nuit de Kathryn Lewek ne séduit pas seulement parce qu’elle a les notes dans la voix : la chanteuse a manifestement compris que ses deux airs, s’ils semblent être des manifestations hystériques, sont en réalité de savantes manipulations, et elle parvient à un dosage tel qu’on puisse le percevoir. Comme la voix soutient les intentions, le résultat est admirable. Même compliment pour le Papageno de William Berger, certes moins sollicité vocalement ; il donne au personnage l’apparente spontanéité qui le rend drôle, sympathique et touchant. Aux prises avec Tamino, Andrew Kennedy sait trouver une grande variété d’accents pour un rôle qui ne lui pose aucun problème vocal et sa tenue de scène est sans reproche. Sophie Karthäuser enfin est la Pamina que l’on attendait, touchante, nuancée, d’une constante musicalité et d’une séduisante présence. Le chœur maison est concentré, recueilli ou martial à souhait. Dans la fosse Wolfgang Doerner obtient de l’orchestre des sonorités proches de celles que les instruments anciens nous ont fait découvrir, et réussit une alliance convaincante de solennité et d’alacrité qui tient compte à la fois des musiciens et des chanteurs. Du beau travail !
Aux saluts le public, passé de la réserve du premier acte à la chaleur croissante au cours du deuxième, s’embrase et se défoule en une standing ovation interminable. Sans doute rien n’a été ménagé pour titiller l’enthousiasme, de la ribambelle de bambins accrochés aux basques de Papageno au chalet miniature qui reproduit celui où Mozart composa La Flûte, où l’on découvre, quand Sophie Karthaüser en enlève le toit, une poupée au clavier en train de saluer. Mais ces mignardises n’expliquent pas tout. A l’entracte nous avions surpris les propos d’une trentenaire : elle assistait à sa première représentation scénique d’une œuvre dont elle ne connaissait que deux airs et elle était émerveillée. La réaction collective le prouve, elle était loin d’être la seule ! Comment faire la moue quand c’est Mozart qui « met le feu » ?