Depuis qu’elle a pris la tête de l’Opéra de Lille, Caroline Sonrier a toujours eu à cœur de présenter au cours de sa saison un opéra contemporain. Après La Métamorphose de Michaël Levinas en 2011 et Passion de Dusapin en 2012, très bonne pioche cette saison avec Quartett de Luca Francesconi. Né en 1956, ce compositeur italien n’en est pas à ses premiers pas dans le domaine de la musique vocale, puisqu’on lui doit notamment un opéra intitulé Gesualdo Considered as a Murderer (2004) ou l’oratorio profane Atopia (2012). Commande de La Scala, Quartett bénéficie d’un livret terrible, d’après la redoutable adaptation des Liaisons dangereuses élaborée en 1980 par le dramaturge est-allemand Heiner Müller. Réduit à ses deux principaux protagonistes, réécrit dans une langue très crue, le chef-d’œuvre de Laclos apparaît ainsi comme un rituel pervers où s’affrontent deux mantes religieuses, un marivaudage sado-maso où l’amour et le hasard sont remplacés par le sexe et le calcul. L’action a pour cadre « un salon avant la Révolution française, un bunker après la Troisième Guerre mondiale » et Valmont finit empoisonné par Merteuil, celle-ci n’ayant plus d’autre refuge ensuite que de détruire sa maison et de s’arracher le cœur.
Pour mettre en scène ce texte éprouvant, Álex Ollé a su créer toute une série d’images fortes, avec l’aide de ses collaborateurs attitrés. Pour symboliser l’enfermement des deux personnages, qui échangent les rôles (Merteuil devient Valmont ou Cécile Volanges, Valmont devient la présidente de Tourvel) et aspirent à l’humiliation réciproque, Alfons Flores a imaginé un salon bourgeois suspendu dans le vide, au milieu de la cage de scène, où se déroule toute l’action, seuls le mobilier changeant un peu (une table s’ajoute aux deux fauteuils, bientôt remplacés par un canapé). Derrière cette boîte retenue par tout un réseau de câbles, un écran permet toutes sortes de projections illustrant (sobrement) les fantasmes des personnages. Dans cette prison se déroule, fragmentée et recomposée, l’action du roman de Laclos : Valmont (joué par Merteuil) harcèle Madame de Tourvel (c’est-à-dire Valmont) pour mieux la faire succomber à la tentation, tandis qu’au milieu de cette intrigue Valmont déflore brutalement la jeune Cécile (incarnée par Merteuil).
Il faut saluer bien bas l’extraordinaire travail scénique accompli par les deux chanteurs, Robin Adams, présent dès la création et qui a assuré chacune des reprises de cette production, et Sinéad Mulhern, qui avait participé à la création mais avait ensuite cédé la place à Allison Cook. Par son physique pulpeux et son allure de grande dame, et par sa longue fréquentation du répertoire classique – on a jadis pu la voir au Châtelet en Sifare de Mitridate – la soprano irlandaise correspond peut-être mieux à l’image qu’on peut se faire de Merteuil, et elle est également convaincante dans toutes ses incarnations, qu’elle se change en mâle conquérant ou qu’elle se fasse prendre sur scène par Valmont lorsqu’elle devient la petite Volanges. Le baryton Robin Adams, également vu au Châtelet, mais dans Les Bassarides de Henze, lui donne une réplique tout aussi percutante dans toutes ses interventions. Quant à l’orchestre, les musiciens de l’ensemble Ictus, en résidence à l’Opéra de Lille, ils interprètent avec une précision admirable une partition à la fois savante et vigoureuse, qui exploite toutes les ressources de l’informatique pour créer d’impressionnants effets de sonorisation, avec toutes sortes de bruitages et d’effets d’échos. Livret solide, musique puissante et réalisation visuelle exemplaire : il est assez rare qu’une création contemporaine nous offre tous ces ingrédients à la fois.