On ne peut imaginer univers plus opposés que ceux que Francis Poulenc a mis en musique, entre ses fameux Dialogues des Carmélites et les plus rares Mamelles de Tirésias. A partir d’un ancien mythe grec, Apollinaire imagina « un drame surréaliste », créé à Paris en juin 1917 auquel assista Poulenc qui, après en avoir remanié un peu le texte, le mit en musique et le présenta sur la scène de l’Opéra Comique exactement trente ans plus tard, soit en juin 1947.
L’histoire est délirante. Pour suppléer aux défaillances de sa femme Thérèse – par ailleurs brutalement muée en un Tirésias moustachu – qui refuse de faire ce qu’on attend d’elle, à savoir des enfants, le Mari engendre à un rythme soutenu 40.000 marmots par jour ! Autour de ces deux protagonistes viennent se greffer d’autres énergumènes tous aussi décalés : un gendarme lubrique qui lorgne sur le Mari, un journaliste parisien qui a le génie de la question idiote, deux ivrognes qui s’entretuent pour mieux ressusciter inopinément à la fin du premier acte. Sans oublier le chœur, le peuple de Zanzibar (le pays où se passe l’action) qui se manifeste à de maintes reprises notamment pour scander un « O français, faites des enfants, vous qui n’en faisiez guère ! »…
Autant dire que pour Macha Makaïeff – qui signe également les décors et les costumes – c’est du pain bénit. Cette histoire, aussi hilarante que déjantée, colle parfaitement à l’univers Deschiens. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle s’en donne à cœur joie, situant l’action dans un cirque patraque et bigarré, multipliant gags et trouvailles visuelles telle cette machine très sophistiquée vouée à produire à la chaîne et en toute hâte les tonnes de lait nécessaire à nourrir les milliers de bambins enfantés par le mari. Parallèlement à des images drolatiques et tendres à la fois, la metteuse en scène fait revivre sur le plateau des personnages de légende tel Columbo ou Josephine Baker de même qu’elle évoque le cinéma à travers des clins d’œil aux films de Bunuel (pour le côté de Dada) ou de Fellini (pour le côté loufoque) ou encore le célèbre Freaks de Tod Browning.
Et si des images vidéos venant évoquer la Grande Guerre (les deux œuvres, celle d’Apollinaire mais aussi celle de Poulenc, furent conçues, rappelons le, pendant les deux guerres mondiales) viennent tempérer momentanément la farce, c’est pour mieux renchérir ensuite dans l’absurde et le délire.
Il fallait une équipe solide et dotée de vrais talents de comédiens pour faire vivre le texte autant que la scénographie de Makaïeff. Après son émouvante Sœur Constance à Nice, nous retrouvons Hélène Guilmette dans le rôle de Thérèse/Tirésias. La soprano canadienne, irréprochable de diction, délivre sans efforts et à la perfection les nombreux suraigus dont est truffé le rôle. En plus d’un abattage incroyable, on admire la pureté d’un timbre toujours aussi prenant. Dans le rôle du Mari, Ivan Ludlow, est tout aussi convaincant. Le chant est musclé, le timbre chaud et élégant et l’acteur drôle à souhait. Cependant, la palme vocale et scénique revient à la basse hollandaise Werner van Mechelen, tout simplement excellent dans le double rôle du gendarme et du directeur. Pour un non francophone, il fait particulièrement honneur à notre idiome, gratifiant les auditeurs d’une langue parfaite tout en la rendant truculente. L’irrésistible Jeannette Fischer brosse une marchande de journaux haute en couleur. Notons qu’aucun des autres chanteurs de cette équipe formidablement homogène ne vient démériter tant dans le jeu que dans le chant.
En fosse, c’est le tout jeune et prometteur Ludovic Morlot qui officie. A la tête d’un Orchestre National de Lyon en grande forme, il fait virevolter la partition et en rend parfaitement toutes les subtilités. Il fait enfin montre d’une baguette tout aussi sûre et alerte dans les deux morceaux qui font office d’Ouverture à ces Mamelles, en l’occurrence le fox-trot de la suite n° 1 de Chostakovitch et le célèbre Bœuf sur le toit de Darius Milhaud à qui Poulenc avait d’ailleurs dédié son opéra. Bref, une soirée réjouissante.