Organisée à Toulouse jusqu’au 19 mars, la première édition des musicales Franco-Russes s’évadait à Paris, le temps d’un week-end. Si la programmation, comme le précise la page d’accueil du site internet dédié, se veut « éclectique », elle repose néanmoins en grande partie sur la personnalité de celui qui est à la fois directeur musical de l’Orchestre National du Capitole et du Bolchoï, Tugan Sokhiev. On ne saurait s’en plaindre après avoir vu le concert de dimanche dernier à la Philharmonie, qui mêlait intelligemment un grand tube du répertoire russe à des œuvres, moins connue pour l’une, presque inconnue pour l’autre, en ouverture de programme.
Le Printemps est une cantate pour chœur, orchestre et baryton soliste dont le texte est issu d’un poème de Nekrassov : un homme ayant projeté, tout l’hiver durant, de tuer sa femme infidèle, renonce à ses projets de vengeance à l’arrivée du printemps. Composée par un Serge Rachmaninov pas encore trentenaire, mais qui avait déjà connu succès (son Premier Concerto pour piano) et échec (sa Première Symphonie), l’œuvre se distingue d’emblée par une admirable maîtrise des forces orchestrales. La longue introduction permet aux bois de percer doucement un tapis de cordes aux chromatismes ondoyants, comme les premiers brins d’herbe émergent difficilement d’un épais tapis de neige, une fois l’hiver révolu. Puis la brusque irruption du chœur accélère tout, fait basculer l’œuvre en plein jour. Au milieu de cette nature brutale et sauvage, les plaintes de l’époux trahi paraissent mesquines, sous-dimensionnées face l’immensité des éléments, et on ne doute pas longtemps que ce mari-ci sortira rapidement grandi de la confrontation avec cette nature-là. Déjà entendu au Palais Garnier, déjà avec la troupe de Bolchoï, dans le rôle éponyme d’Eugène Onéguine, Vasily Ladyuk fait valoir un timbre opulent, un style d’une sobre élégance, une projection suffisante pour cette salle, ce qui n’est pas rien. Autour de lui, les chœurs du Bolchoï éblouissent dans le long et extatique crescendo que leur réserve la partie centrale de la cantate, et l’orchestre imprime une pâte sonore extrêmement typée, avec des cuivres rutilants et sombres et des cordes dont l’onctuosité ne masque jamais l’éloquence déclamatrice.
Avec des musiciens pareils, Tugan Sokhiev n’a pas besoin de redoubler de sentimentalisme ou d’accumuler les effets. Sa battue va à l’essentiel, tous ses gestes sont nécessaires. Nulle distance, pourtant, chez ce chef qui connaît comme très peu l’art de faire progresser un discours, d’amener naturellement chaque mesure à la mesure suivante, en bref, de rendre la musique vivante et éloquente. Données dans leur version avec chœur, les « Danses Polovtsiennes » issues du Prince Igor d’Alexandre Borodine peuvent sembler rebattues. Les entendre si fluides, si mouvantes, portées par la masse orchestrale et chorale, mais jamais écrasées par elles, est un vrai bonheur, que le public accueille par de longues ovations.
Retour à Rachmaninov après l’entracte : on sait les complexes nourris par le compositeur vis-à-vis de ses œuvres pour orchestre, surtout après la désastreuse création de sa Première Symphonie sous la baguette mal assurée d’un Glazounov ivre. Ecrite pendant un fructueux séjour à Dresde, qui donne également naissance au 3ème Concerto pour piano, à L’Île aux Morts, à la Première sonate pour piano et aux Préludes opus 32, la Deuxième Symphonie figure pourtant parmi ses plus belles réussites. De proportions amples (près d’une heure), déplaçant, comme Mahler et le dernier Bruckner, le mouvement lent juste avant le final, la partition déploie sans temps mort une inventivité mélodique et une richesse d’orchestration inépuisables. L’Orchestre du Bolchoï y apporte un engagement sans réserve, que Tugan Sokhiev organise en maître, réussissant toujours, derrière la profusion de la masse sonore, à rendre le discours lisible. En bis, la « Danse des bouffons » extraite de Snegourochka de Rimsky-Korsakov fait rugir la salle de plaisir : vivement la deuxième édition !