En sortant, après un coup d’œil reconnaissant au Rameau en pierre qui garde avec ses trois comparses, poussiéreux et solidement assis, l’entrée du temple de Garnier, on se demande par quoi on va bien pouvoir commencer notre compte rendu de la soirée. Quand on a été à la fois ravi de beauté et agacé au dernier degré, on ne sait si l’on doit céder d’abord aux impulsions du gazetier goguenard ou aux justes louanges que l’amateur a envie de décerner. En guise de compromis, une prétérition provisoire : n’évoquons pas (encore) le sujet fâcheux de la mise en scène.
Rappelons l’intrigue : les jumeaux Castor et Pollux sont nés de la même mère, mais le premier, mortel, est fils de Tyndare alors que le second est fils de Zeus, donc immortel. Ils sont épris de Télaïre, fille du Soleil, qui n’aime que Castor. Lorsque celui-ci meurt à la guerre, Télaïre repousse les avances de Pollux et l’envoie aux Enfers ramener l’ombre de son frère, malgré l’opposition de Phébé, amante éconduite de Pollux. Le prix à payer pour rendre la vie à Castor est de prendre sa place parmi les morts, en renonçant à l’immortalité. La crise provoquée par ce terrible dilemme chez tous les personnages est finalement résolue par l’arrivée de Jupiter, qui offre aux deux frères un statut divin et une place parmi les étoiles (la constellation des Gémeaux).
La version retenue est celle de 1737, l’originale et la plus rarement donnée (c’est même la première fois qu’elle est jouée à Garnier). Rameau, qui a pourtant 54 ans, n’en est qu’à sa deuxième tragédie lyrique et il livre, avec son librettiste Gentil-Bernard, une œuvre à la forme assez fidèle au canon lulliste. Outre un prologue commémorant la paix de Vienne, l’ouvrage est une vraie tragédie classique en cinq actes, à l’action épurée, concentrée sur un dilemme entre fraternité et amour, réfracté et amplifié par une hésitation entre immortalité et renoncement à celle-ci.
On le sait d’avance, la lecture de Teodor Currentzis ne sera pas au goût des plus pointilleux amateurs de Rameau. Hormis quelques audaces d’orchestration (il y a un cymbalum dans la fosse !) et des retouches limitées, il a de la partition une lecture littérale, d’une clarté extrême : le moindre piano est pianississimo mais on tremble à chaque agitato, les lamenti sont étirés, les rythmes sautillants caractéristiques du baroque français sont marqués avec précision par un orchestre Utopia au son irréprochable. Tout cela peut sembler surjoué à d’autres mais nous y trouvons, au contraire, un sens du drame bouleversant qui porte à un degré maximal la tension sans cesse renouvelée. Le public est tenu en haleine jusqu’aux dernières mesures. En plus de ce bel orchestre, Teodor Currentzis peut compter sur un chœur stupéfiant, peut-être un peu trop souvent réduit au murmure, mais à la prononciation admirable et nette, aux timbres magnifiques, aux nuances infinies.
Jeanine de Bique triomphe aux applaudissements. On ne partage pas entièrement l’engouement général pour cette voix aux aigus filés certes immaculés et déchirants (ah les deux « non ! » de « Tristes apprêts ») mais au bas médium inaudible, à la prononciation totalement défectueuse et au jeu un peu monochrome. Ne boudons pas notre plaisir, elle reste néanmoins une interprète charismatique qui sait suspendre une salle à ses lèvres et se faire franchement bouleversante. Marc Mauillon prête sa voix claire, au timbre tranchant, aux aigus puissants et aux graves libres, à Pollux. Sa diction est parfaite, son interprétation sincère. Stéphanie d’Oustrac affronte en Phébé un rôle qui semble un peu grave pour elle. Mais on lui pardonne aisément quelques imprécisions et une ligne de chant parfois floue, en raison de son art de la déclamation et de sa présence scénique, qui confère à ce personnage secondaire, une dimension théâtrale évidente. Reinoud Van Mechelen, enfin, nous régale par sa maîtrise de la voix mixte, produisant un chant tout en douceur, legato et luminosité pour un Castor finalement bien peu présent. Son engagement scénique, néanmoins, laisse un peu à désirer.
Parmi les seconds rôles, Laurence Kilsby offre quelques-uns des plus beaux moments de la soirée : dès le prologue, avec ses quelques phrases « Renais plus brillante, paix charmante », il captive par l’expressivité et la douceur de son chant, servi lui aussi par une maîtrise remarquable de la voix mixte. Natalia Smirnova se distingue avec une voix plus large, vive et agile, même si les coloratures de son ariette semblent hors contexte dans un opéra encore assez imperméable aux influences italiennes. Claire Antoine et Nicholas Newton sont moins mis en valeur par la partition, mais défendent tous deux avec brio leurs personnages.
Venons-en, enfin, à la mise en scène. Les danseurs de flex de Cal Hunt, impressionnants et pertinents puisque la danse est partie intégrante de la tragédie lyrique, surprennent moins depuis qu’on a vu Les Indes galantes de Clément Cogitore (certains danseurs sont d’ailleurs les mêmes). Leurs contorsions tantôt fluides tantôt saccadées ne s’accordent pas toujours bien avec la musique et on a l’impression qu’ils remplissent – très bien – un vide laissé par l’absence de propos de la mise en scène de Peter Sellars.
En guise de décor, des meubles quelconques occuperont la scène pendant tout l’opéra. De gigantesques images défilent sur le fond de scène : des nuages, des étoiles, des vues aériennes de villes illuminées, un volcan quand les Enfers tonnent, la planète Jupiter quand le dieu arrive. Le tout éclairé parfois en rouge, parfois en vert, parfois les deux en même temps. Côté direction d’acteur, le chœur chante en mimant son texte : un grand rond avec les bras quand ils disent « univers ». Et puis il y a les tics : tous portent indistinctement des habits passe-partout, la salle est illuminée au moment du finale, Pollux consulte son téléphone portable, Castor et Télaïre font des galipettes sur le lit. Pire, il y a les franches incohérences (allez savoir si ça veut dire quelque chose) : une cabine de douche au milieu du salon, des chanteurs qui s’adressent aux Enfers en regardant le ciel, Pollux qui dit « je le vois » en se mettant la main devant les yeux, Castor mort joué par un danseur n’ayant pas la moindre ressemblance avec le Castor vivant (pas même un costume), un Jupiter grabataire qui avance difficilement. L’ensemble n’est pas gênant, mais c’est parce qu’il n’est pas grand-chose. Quand on sait les difficultés financières de la culture en France, on peut se sentir gêné à l’idée qu’autant d’argent public ait pu financer une mise en scène si paresseuse, fût-elle proposée par un Américain à l’allure sympathique. La scène contemporaine dispose de jeunes artistes qui n’attendent que de faire leurs preuves.
Rendons hommage néanmoins à une réussite : la réhabilitation du Prologue. Si la guerre de succession de Pologne ne nous parle plus, l’espoir d’une paix, même fragile, n’a jamais eu autant d’actualité. Au prix de retouches dans la partition et d’une débauche de danse et de pantomime, le duo Sellars-Currentzis parvient à capter notre attention dans ce qui est normalement une première partie un peu convenue.
Les représentations sont déjà presque pleines et l’on ne peut que s’en réjouir : Rameau, le chef et les chanteurs le méritent. Pour le reste, on espère voir un jour ou l’autre une proposition de mise en scène plus aboutie pour servir le drame des Dioscures.