Le Festival d’Aix-en-Provence aura beaucoup fait dans son histoire pour la réception de Jean-Philippe Rameau. C’est au Théâtre de l’Archevêché que la musique des Boréades fut pour la première fois entendue par un public, l’œuvre n’ayant pas été créée du vivant du compositeur. Le cas de Samson est un peu différent puisque contrairement aux Boréades, aucune partition complète de l’œuvre ne subsiste. Le livret imaginé par Voltaire pour Rameau à partir de l’histoire biblique de Samson ne fut jamais accepté par la censure et la musique que le compositeur écrivit pour lui donner vie ne fut jamais répétée à l’Académie Royale de musique. L’œuvre fut entendue en petit comité par quelques-uns, dont Voltaire, mais la partition ne fut jamais éditée, Rameau préférant réutiliser dans d’autres opéras la musique qu’il avait originellement composé pour Samson. Quant à Voltaire, il publia son Samson à la fin de sa vie, pour l’édition de ses œuvres complètes, mais dans une version qu’on suppose édulcorée.
Dès lors, il convient de lever toute ambiguïté qui pourrait subsister : le Samson présenté à Aix-en-Provence n’est pas une reconstitution de ce Samson disparu, mais comme l’indique le programme de salle, une « libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson, un opéra de perdu de Jean-Philippe Rameau et un livret censuré de François-Marie Arouet dit Voltaire ». Pour parler plus franchement, il s’agit d’un pasticcio, comme on en a vu fleurir ces dernières années, mais qui prend en considération les recherches musicologiques à propos du Samson de Voltaire et Rameau. En effet, Voltaire voulait proposer à Rameau une révolution stylistique de la tragédie lyrique en renforçant le rôle du chœur et en limitant la place des divertissements dansés, qu’il considérait étrangers au drame. Claus Guth semble aller dans ce sens, en proposant un objet musical singulier qui, s’il n’est pas toujours abouti, demeure stimulant.
Comme souvent chez Claus Guth, les événements qui prennent place sur le plateau constituent une reconstitution rétrospective de l’action à partir des souvenirs d’un personnage. Ici, c’est la mère de Samson, désormais âgée, incarnée par Andréa Ferréol, qui revient sur le lieu du « crime » : une salle ruinée par un cataclysme, qui pourrait être une salle du Palais de l’Archevêché, radiographiée et fouillée par des hommes en combinaison qui semblent appartenir à notre époque. C’est là que Samson s’est donné la mort en abattant ces murs, entraînant avec lui tous les Philistins qui l’avaient emprisonné. Sa mère se demande alors comment son fils en est arrivé là, dans un fin jeu d’analogie entre l’espace démoli, le corps désormais anéanti de son fils et sa mémoire brisée. Tout le reste du spectacle se présente alors comme l’enquête menée par la mère de Samson pour mieux comprendre la mort de son fils.
En opérant un retour à la source du texte biblique, Guth et sa dramaturge Yvonne Gebauer nous présentent toute la geste de Samson, depuis l’annonce de sa naissance par un ange, préfigurant l’Annonciation, en passant par son mariage avec la philistine Timna, jusqu’à sa rencontre avec Dalila qui le mène à sa chute. À partir de cette trame, Raphaël Pichon a glané dans le corpus ramiste des bouts du Samson perdu disséminés par le compositeur dans ses œuvres ultérieures, mais aussi des morceaux correspondant au climat des scènes retenues par le metteur en scène. On entend ainsi des extraits de Zoroastre, Castor et Pollux ou des Indes galantes, mais aussi d’œuvres moins connues comme Les Surprises de l’Amour, Acante et Céphise ou Les Fêtes de Ramire. Le texte a parfois été modifié sous la plume minutieuse d’Eddy Garaudel et les choix musicaux sont souvent du plus bel effet (tout le duo Dalila/Samson est particulièrement réussi). Cependant, il manque à l’ensemble un je-ne-sais-quoi d’organique : on perçoit parfois les coutures et telle ou telle scène sonne un peu à côté, comme « Par un sommeil agréable » tiré de Dardanus ou bien l’air de Télaïre dans Castor et Pollux qui, malgré les modifications du texte, se rapporte trop explicitement à la déploration devant un mausolée.
Pour lier les éléments de son scénario, Guth a recours à un travail audacieux de sound design, mené par Mathis Nitschke, qui révèle paradoxalement la modernité et l’exceptionnelle beauté de la musique de Rameau, jaillissant au milieu des craquements, des broiements et des échos d’une bande-son bruitiste. De manière moins heureuse, Guth emploie aussi des extraits du Livre des Juges étirés sur un bandeau au-dessus du décor. Trop souvent, les actions ou les paroles des personnages ne sont pas incarnées, mais annoncées sur ce bandeau, ce qui crée parfois de la confusion ou donne à ce qui se passe sur scène la dimension d’un commentaire ou d’un fait anecdotique. Par exemple, Samson ne révèle pas à Dalila son secret par sa bouche, mais c’est le bandeau qui nous l’indique : la révélation n’a pas d’impact dramatique car elle n’existe que comme un fait narratif.
Ce qui ressort de plus puissant dans le travail commun de Pichon et de Guth, c’est la complexité du portrait de Samson, tour à tour héros et anti-héros, saint et démon, tortionnaire et martyr. L’histoire de Samson n’est qu’une répétition sans fin de violences et de vengeances, justifiée par l’élection divine du nazir. Ce Samson se révèle une bouleversante illustration des pires justifications que les hommes donnent aux violences qu’ils exercent, rejoignant la dénonciation voltairienne du fanatisme religieux, mais mâtinée d’une mélancolie qui est bien de notre temps. Comment aussi ne pas songer aux événements qui déchirent actuellement les territoires palestiniens et israéliens en reparcourant cette histoire biblique qui met en scène des affrontements inextricables sur la terre de Gaza ?
Jarrett Ott se révèle idéal pour porter toutes les ambiguïtés de ce Samson. Sa stature impressionnante et sa solide voix de basse-taille incarnent la vigueur de la figure biblique. Mais l’on perçoit aussi au détour d’un mot ou d’un geste toute la vulnérabilité du personnage, sa tendresse et son humanité. Le français n’est pas impeccable, mais le texte est interprété avec beaucoup de mordant et de conviction. Toute aussi engagée scéniquement, la Dalila de Jacquelyne Stucker est violemment sensuelle. Sa voix capiteuse ensorcelle, puis déchire le cœur lorsqu’elle exprime ses remords et se livre au suicide ; on peut cependant regretter que le texte soit un peu flou. L’autre femme de la vie de Samson, c’est Lea Desandre qui l’incarne en la personne de Timna. Avec elle, le texte révèle toute sa saveur et la musique de Rameau affirme ses tendres séductions. Elle offre à ce personnage anonyme dans la Bible une vérité et une présence scénique pudique et frémissante.
Dans le rôle d’Aschich, père de Timna et maître des Philistins, Nahuel Di Pierro est savoureux de méchanceté, le verbe haut et incisif, mais la voix manque quelque peu d’ampleur pour asseoir pleinement l’autorité du personnage. Laurence Kilsby incarne lui aussi un personnage créé de toute pièce, Elon, un ami de Samson révolté par la violence de ses actions, qui passe du côté des Philistins. Le personnage est secondaire, mais l’interprétation électrique du ténor le place au devant de la scène et marque profondément. Julie Roset est quant à elle délicieuse en Ange qui surgit des profondeurs pour s’élever vers le ciel et Antonin Rondepierre est convainquant, bien que ses différents personnages soient très peu caractérisés par le metteur en scène.
Les grands triomphateurs de la soirée, qu’ils soient dissimulés dans la fosse ou disséminés sur le plateau, ce sont les membres du chœur Pygmalion qui, sans être réellement les acteurs premiers du drame, n’en sont pas moins très présents, comme incarnations des Israélites et des Philistins ou comme commentateurs de l’action. Les voix sont d’une franchise et d’une clarté qui permet d’apprécier le vertige harmonique dont Rameau pare ses ensembles choraux. On se prend plus d’une fois à renverser la tête, contemplant les étoiles au-dessus du Théâtre de l’Archevêché, pénétré par la plasticité cosmique de cette interprétation. Dans la fosse, les membres de l’orchestre ne sont pas en reste. Avec quatre instrumentistes par pupitre de vent, l’orchestre sonne dense et miroitant. Raphaël Pichon exalte les talents d’instrumentation de Rameau en transformant la fosse en véritable chaudron d’expérimentations sonore et plastique.
On l’a déjà dit, l’entreprise de Claus Guth et Raphaël Pichon n’est peut-être pas continument aboutie, mais elle a le mérite d’interroger notre rapport à la création dans le monde de l’opéra aujourd’hui. Dans le programme de salle, le metteur en scène déclare vouloir à présent « travailler davantage sur l’invention de formes théâtrales à partir de compositions anciennes et arrêter de sacrifier trop étroitement à la tradition de la mise en scène comme processus d’interprétation et d’adaptation d’une œuvre à notre époque ». Ce Samson, au-delà des enjeux politiques et esthétiques qu’il porte en propre, peut se percevoir comme une proposition de réponse à cette sorte de crise que traverse l’opéra depuis plusieurs décennies : quand on constate que les maisons d’opéra jouent aujourd’hui presque uniquement des œuvres du passé (et bien souvent la même trentaine d’œuvres), comment l’inscrire comme un art vivant et en renouvellement ?