Après une création remarquée au festival d’Aix l’été dernier, le Samson de Claus Guth et de Raphaël Pichon est donné ce mois de mars à l’Opéra-Comique, qui en est coproducteur. Le déplacement a imposé une légère modification de la scénographie, puisqu’un pilier se tient maintenant au milieu de la scène, délimitant deux espaces qui permettent d’animer le décor unique de cet opéra. La distribution a sensiblement évolué, à l’exception du rôle principal, toujours tenu par le baryton américain Jarrett Ott.
On ferait un contre-sens malheureux, et on condamnerait le spectateur à la frustration, en parlant de ce Samson comme d’une tragédie lyrique de Rameau et de Voltaire. Cette œuvre, censurée deux fois et jamais représentée, qui anticipait de plusieurs dizaines d’années, dit-on, sur la réforme gluckiste, est perdue à jamais. Même le livret de Voltaire qui nous reste est en réalité une réécriture postérieure, destinée à ses œuvres complètes. Du projet original ne restent qu’un titre et une ambition : réformer l’opéra, considéré comme un genre en crise. Tout le reste n’est que création ou re-création, ce qui revient au même. Fidèle à l’élan réformateur du Samson perdu, ce spectacle assume sa singularité. Contre le livret original, centré sur Dalila, Claus Guth propose un retour au récit biblique du Livre des Juges, qui part de l’annonciation par un ange de la naissance de Samson.
© S. Brion
La narration est dès lors triplement compliquée : textuellement, puisqu’il s’agit de coudre ensemble des sources disparates, scéniquement, puisque, pour combler ces trous, Claus Guth superpose déclamation, chant, design sonore et projection de versets bibliques, musicalement enfin, puisque Raphaël Pichon a pioché dans l’œuvre de Rameau (non sans arguments) des extraits divers. Il faut ajouter à cela une autre donnée qui brouille la linéarité : l’opéra commence par la fin, avec la vieille mère de Samson (la très émouvante Andrea Ferréol) qui se lamente au milieu des ruines du temple, où se baladent une équipe d’ouvriers et d’ingénieurs du bâtiment et un sans-abri illuminé. Ces personnages modernes réapparaissent régulièrement, surtout la mère, qui tient lieu de narratrice pour expliciter les transitions entre les épisodes.
L’ensemble est étrange mais, disons-le tout de suite, idéalement étrange au sens où il réussit dramatiquement à imprimer une marque et à faire traverser au genre lyrique une crise féconde. Le tout est accueilli par une très longue ovation, après qu’un silence de stupéfaction non moins long a succédé au finale abrupt.
Tout n’est pas parfait. Les coutures restent sensibles et la narration patine un peu parfois ; on voit surtout une différence entre la première partie, centrée sur la versatilité de Samson, et la deuxième, consacrée à l’épisode connu de Dalila. Cette dernière est la plus réussie, avec un magnifique duo et une utilisation très convaincante des ressources scéniques et des détournements musicaux pour peindre deux personnages complexes : Dalila chante à pleine voix, par rouerie érotique « Viens hymen » puis se repent sincèrement de son crime, commis contre quelques pièces, dans un « Tristes apprêts » singulier qu’on entend comme à nouveau ; Samson est émouvant en amoureux, terrible en supplicié, épique en vengeur divin.
La première partie est plus fragmentée, moins profonde et se structure en épisodes moins efficaces dramatiquement. Mais pour la même raison, elle concentre aussi les audaces dans le dispositif scénique et narratif : le prologue parlé, puis déclamé sur la musique de la mère de Samson, le chœur spatialisé pour la naissance de Samson, une bataille au ralenti, un duo entre Samson et Achisch qui se fait par-dessus le chœur divisé en deux camps sont tous des moments saisissants. L’écriture du personnage d’Elon, l’ami de Samson qui le trahit après avoir été témoin de sa folie meurtrière, ne convainc pas entièrement : il ne semble exister que pour bien souligner la part d’ombre du héros. On regrette en outre que certains textes n’aient pas été assez réécrits pour coller à l’histoire proposée. En l’état, certains passages sont flous, voire ne correspondent que partiellement à ce qui se passe sur scène, l’effet étant accentué quand on reconnaît les emprunts.
Néanmoins, un vrai sens du drame unit la scène et la fosse. Sur celle-là, des ressources cinématographiques sont mobilisées avec une force jubilatoire (ralentis, flashs stroboscopiques, sonorisation, larsens, scans lumineux) qui rend pleinement sa violence à l’histoire de Samson. Dans celle-ci, on admire la direction passionnée de Raphaël Pichon, qui tire de son orchestre un son puissant et des nuances expressives, et dont le sens du tempo porte la soirée, en étant fidèle à l’esprit baroque et en même temps en rendant justice aux jeux de superposition avec les parties parlées et les effets sonores. Saluons surtout le chœur Pygmalion, qui livre une prestation remarquable sur tous les plans : il déploie un son d’une amplitude formidable, avec des basses particulièrement sonores qui font beaucoup pour l’homogénéité et la clarté des lignes, proposant une interprétation saisissante.
Le plateau vocal, enfin, est d’un bon niveau même si l’on peut exprimer quelques réserves. L’ange de Camille Chopin est solide, charmant et frais, malgré une émission un peu engorgée en début de soirée et un manque de souffle relatif qui l’oblige à couper certaines vocalises. La voix semble avoir des dimensions qui excèdent ce petit rôle baroquisant. La basse Mirco Palazzi est un peu en retrait, notamment en raison d’une voix pas assez sonore, qui manque de mordant et de graves pour incarner le grand méchant. Laurence Kilsby est sous-employé dans le rôle réduit d’Elon, dont on a déjà souligné les limites dramaturgiques ; c’est d’autant plus dommage qu’il a une voix de haute-contre expressive aux aigus facile et lumineux, lui permettant de flotter dans certains chœurs par-dessus l’ensemble du plateau. De façon comparable, on a l’impression de ne pas entendre assez l’excellente Julie Roset (qui chantait l’Ange à Aix) : en Timna, elle éblouit par son timbre splendide et par son agilité sans défaut, mais le personnage est un peu plat. L’interprétation fouillée d’Ana Maria Labin emporte toutes les réserves : sa Dalila au timbre charnu, insolente puis repentie, est une vraie performance d’actrice et de chanteuse. Jarrett Ott, enfin, convainc totalement par son jeu, prêtant à Samson un physique adéquat et parvenant à faire voir les pulsions monstrueuses qui s’emparent parfois du personnage. Vocalement, on est moins emporté : un très joli timbre de basse-taille et de belles nuances ne masquent pas un manque d’étoffe, de magnétisme et de solidité dans les graves.
La création singulière de Claus Guth et de Raphaël Pichon pose des questions passionnantes sur l’opéra aujourd’hui, sur la création et le rapport à la tradition, sur la réécriture des modèles et l’infidélité féconde des interprétations, mais surtout, le duo emporte l’adhésion par un spectacle de haut niveau, artistiquement complet et nouveau.