L’un des plus grands succès du vivant de son compositeur retrouve enfin la scène parisienne, et pas juste en version de concert, en extraits ou en spectacle d’étudiants. Ces Fêtes d’Hébé le méritent : pas pour son livret, non (comme souvent, pauvre Rameau), mais bien pour sa musique qui devient de plus en plus exceptionnelle à mesure que l’on approche de la dernière entrée, véritable feux d’artifice de l’art du Dijonais. Difficile de résister à ces danses dont l’énergie rivalise avec la finesse.
Vingt-sept ans après l’enregistrement de la première (et très belle) intégrale de l’œuvre, c’est toujours William Christie qui dirige. Et c’est peu dire que lui et ses Arts florissants ont musclé leur jeu : certains airs lents restent un peu trop languissants à notre goût, mais les danses ont bien plus de jarret. Remarquable notamment le travail sur les crescendo et accélérations, ou l’étagement des pupitres (les vents surexposés dans les tambourins par exemple). En ce soir de première les trompettes ont encore quelques efforts de justesse à faire, mais les cordes sont furibondes dès l’ouverture fonceuse, et Marie-Ange Petit aux percussions veille à la rigueur de la pulsation au point que le chef se contente alors d’indications d’intensité.
Pour donner un fil rouge à un livret qui ne s’en embarrassait pas, et contourner son insipide préciosité, Robert Carsen joue les entertainer avec son talent habituel. Habituel, car ceux qui ont déjà vu sur cette même scène ses Fêtes Vénitiennes ou Platée, retrouverons une direction d’acteur bien réglée, un art de la transposition indéniable, un sens du gag opportun, mais rien de bien neuf et jugeront certainement le décor et les costumes moins spectaculaires. Hébé est donc serveuse lors d’un pince-fesse à l’Elysée et, ayant malencontreusement renversé un verre de vin sur Brigitte Macron, s’enfuit dans la cour où l’Amour, entre deux selfies, lui donne un vélo qui lui permettra d’aller se divertir sur les bords de la Seine. La première Entrée verra Sapho organiser un divertissement à Paris-Plage ; la seconde Iphise épouser finalement le capitaine de l’équipe de foot, dont le match est retransmis sur un quai dominé par les boites de bouquinistes; la troisième, Eglée s’enjailler sur les sample de musette et hautbois de DJ Mercure, avant d’embarquer sur un bateau-mouche. Dommage que les chorégraphies n’aient pas été plus soignées : à l’exception du très poétique ballet des footballeurs qui joue sur la technicité de leurs mouvements autour d’un ballon imaginaire, on regrette pour les autres un thème surligné (la danse des selfies, celle des coupes de champagne), l’évitement (changements de costumes ou de décor pour celles de la première Entrée) ou le manque d’imagination (le hip-hop, source surexploitée d’inspiration depuis sa découverte par Montalvo & Hervieu pour Les Paladins). On pourra certes reprocher à cette transposition de ne pas toujours fonctionner (être promise en mariage au capitaine de l’équipe de foot victorieuse…) ou de ne pas aider à mieux comprendre les ressorts dramatiques (de toute façon très confus et artificiels), elle a le grand mérite d’être divertissante et de porter les interprètes à se dépasser.
A commencer par le Chœur de Arts Florissants qui, à son excellence vocale et scénique habituelle, ajoute un talens (sic) certains pour la danse (« L’amour règne en ces bois »). On aurait préféré un Tyrtée à la tessiture plus étendue et au style plus élégant que belliqueux (« Qui te retient, Lacédémone ? »), tandis que les Alcée et Eurilas de Lisandro Abadie manquent souvent de projection, mais pas d’à propos ni de capacité à émouvoir. Eux, comme tout le plateau exposent toutefois une diction très compréhensible qui permet de profiter de la prosodie de la langue française. La juvénilité et l’éclat du timbre d’Antonin Rondepierre font mouche dans le petit rôle de Thélème. Cyril Auvity apporte son charme intact et des aigus aussi vaillants que caressants au Ruisseau et à Lycurgue. Ana Vieira Leite est impayable en Amour, devenu influenceuse qui partage ses live sur les réseaux sociaux, au point de presque éclipser un chant pourtant splendide. Lea Desandre, entre deux pas de danse, incarne les différentes héroïnes avec chaleur, ferveur (superbe « O mort n’exerce pas ») ou légèreté. Emmanuelle de Negri confirme une fois de plus qu’elle est aussi souveraine dans le comique que dans le tragique : son Hébé manque un peu de brillant (« Accourez riante jeunesse ») mais pas de verve ni de présence (captant immédiatement l’attention, même muette). Après un Momus qui lui donne peu l’occasion d’exister, Marc Mauillon revient en Mercure époustouflant. On connaissait le diseur rayonnant (« Je fais mon bien suprême »), cette voix rocailleuse policée, l’acteur franc, on a été soufflé par son interprétation de la virevoltante ariette italienne « L’objet qui règne dans mon âme » mariant puissance de l’émission, virilité du ton, et prise de risque dans les vocalises.