L’Enfant et les Sortilèges est-il encore un opéra ? Poser la question ne revient certes pas à remettre en cause l’inventivité musicale qu’y déploie Maurice Ravel, ni les qualités du livret de Colette, à la drôlerie parfois datée, mais qui touche par sa quête permanente de fantaisie et de nouvelles trouvailles. Seulement, cette collaboration exceptionnelle a fait naître une succession de numéros qui regardent ostensiblement du côté de la revue et du music-hall davantage qu’une œuvre théâtrale en musique. Guère de personnages qui évoluent en se confrontant, l’enfant mis à part – et encore, ce dernier se trouve, une bonne partie de l’œuvre, dans un rôle inhabituel de spectateur, tout au plus de commentateur. Rien à voir avec l’autre incursion lyrique de Ravel, la vaudevillesque Heure Espagnole, créée presque vingt ans auparavant. C’est sans doute pour cela que ces deux opéras, qui partagent un même format en un acte et une même durée d’environ trois quarts d’heure chacun, sont finalement assez rarement joués ensemble : les portes qui claquent n’appartiennent décidément pas au même monde que les portes qui s’ouvrent sur des songes.
Richard Jones, pourtant, fait ce qu’il peut pour ramener l’œuvre dans l’esthétique d’une petite pièce de boulevard : le décor étriqué et, malgré ses perspectives en trompe-l’œil, plutôt réaliste de la chambre d’enfant évoquerait davantage le théâtre de tréteaux que le prélude à une mise en mouvement cauchemardesque des animaux, des arbres et des objets. Cette matière initiale aurait justement pu former un beau contraste avec tout ce qui vient ensuite, mais le metteur en scène décide justement de l’occulter rapidement et intégralement, pour ne plus y revenir que dans la toute dernière scène. Ainsi, les numéros se succèdent-ils sans lien apparent, à grands renforts de lever et de baisser de rideaux, tantôt proches de la lettre du livret (la Bergère, la Tasse et la Théière), tantôt plus éloignés (la scène du jardin, où les arbres prennent la figure de soldats blessés sur le champ de bataille). Le procédé ménage quelques moments de poésie, dans la scène de la Princesse, ou de drôlerie, dans celle de l’Arithmétique, mais laisse s’installer une impression d’inégal aboutissement, que les performances vocales des chanteurs ne parviennent pas à totalement dissiper. La distribution, presque exclusivement composée de talents de l’Académie Nationale de l’Opéra de Paris, et de la toute jeune Troupe Lyrique, ménage bien quelques belles surprises, à l’image de l’Arbre sonore et percutant d’Adrien Mathonat, du Feu et du Rossignol virtuoses d’Emy Gazeilles, de la Princesse délicate de Teona Todua. Mais trop souvent, les voix sonnent de manière trop confidentielle pour le vaste plateau du Palais Garnier, se conjuguant à des élocutions généralement perfectibles pour rendre le texte proche de l’inaudible. L’expérience de Cornelia Oncioiu et l’aisance de Marine Chagnon, qui peut compter sur sa voix puissante et homogène et sur sa présence scénique pour dessiner en quelques mesures un personnage aussi agaçant que touchant, viennent rappeler que, pour être courts, les personnages de L’Enfant et les Sortilèges n’en sont pas moins exigeants.
Tout au long de sa vie dans le répertoire de l’Opéra de Paris, cette production a connu plusieurs couplages : avec Le Nain de Zemlinski, avec Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, enfin avec Ma Mère l’Oye autour d’une chorégraphie imaginée par Martin Chaix pour les élèves de l’Ecole de Danse. Créé au printemps dernier, ce spectacle permet de retrouver le classicisme agrémenté de quelques touches de modernité autour duquel se fonde l’esthétique de Martin Chaix, déjà à l’œuvre dans sa récente Giselle pour l’Opéra du Rhin. Dans cette pièce aussi, la succession de tableaux pourrait donner un sentiment d’accumulation de scènes disjointes. L’écueil est ici évité, grâce à des décors à la fois simples et élégants, composés de formes blanches qui figurent tour à tour des nuages ou des bosquets, et surtout grâce à une chorégraphie où la douceur onirique et l’harmonie de l’ensemble n’empêchent pas quelques moments de bravoure qui mettent en valeur l’excellent niveau de ces jeunes danseurs.
Dans la fosse, Patrick Lange a le mérite rendre justice à la précision rythmique que ces deux chefs-d’œuvre ravéliens exigent. Mais en ce soir de première, l’Orchestre de l’Opéra ne s’épanouit pas avec toute la richesse sonore dont on rêverait, et semble parfois s’accrocher aux barres de mesure. Un peu comme s’il n’osait pas explorer toute la profondeur des partitions, au risque de succomber à leurs sortilèges.