Certains amateurs d’art lyrique ont beau cultiver l’invective comme d’autres l’humour ou l’autodérision, en cette matière comme en tout, l’excès demeure insignifiant. Quel crime a donc commis Simone Kermes, jeudi dernier, salle Gaveau, pour que d’aucuns réclament le bûcher ? Les acclamations de la foule, debout, ne résonnaient pourtant pas d’un appel à la curée. Certes, idéalement positionné au premier balcon, il nous était loisible de remarquer çà et là quelques auditeurs circonspects, applaudissant mollement, du bout des doigts, d’autres gardant les mains croisées en arborant une mine sévère. A n’en pas douter, un micro-trottoir réalisé à l’entracte et à l’issue du concert aurait livré son lot de témoignages, à charge mais aussi à décharge de la cantatrice. Pour formuler le principal acte d’accusation, le procureur tiendrait sans doute à peu près ce langage : Simone Kermes, vous êtes coupable d’avoir profané le temple des Sieurs Farinelli, Porporino, Cafarelli et Belli, avec la circonstance aggravante que, faute de soins appropriés, les fresques illustrant leurs exploits ont perdu de leur éclat. Instruisons.
Après Lyon (17 octobre), Berne (21 octobre) et Berlin (23 octobre), la tournée promotionnelle du nouvel album de Simone Kermes s’arrêtait dans la capitale française, la salle Gaveau affichant pour l’occasion un taux de remplissage substantiel. « Dramma » convoque à peu de choses près les mêmes compositeurs que « Lava », dédié à l’opéra napolitain du XVIIIe – Porpora domine et côtoie Leo, Hasse et Pergolesi, Giuseppe de Majo et Haendel (Rinaldo) complétant un programme qui alterne, derechef, la haute voltige et les étirements voluptueux. La chanteuse présente en concert cinq des sept inédits gravés en première mondiale, mais nous prive de l’air avec trompette (de Majo) et donc de cette joute si prisée à l’époque entre virtuoses. Le timbre est phonogénique, l’enregistrement flatte l’aigu et des pianissimi savamment distillés, il atténue également la disparité des registres et ne permet guère d’apprécier la projection. Par contre, le direct se révèle impitoyable, a fortiori dans des pages acrobatiques qui surexposent l’instrument et focalisent d’autant plus l’attention des auditeurs sur la performance sportive que leur intérêt musical et dramatique se révèle souvent limité. Bien qu’elle soit réputée propice, l’acoustique de Gaveau le semble moins que celle du Conservatoire de Bruxelles où nous entendions Simone Kermes pour la première fois il y a un an, à l’occasion d’un superbe hommage à Francesca Cuzzoni, l’une des plus célèbres interprètes de Haendel (voir recension). Si le volume déçoit, la pyrotechnie et singulièrement les sauts d’intervalle soulignent encore l’inconsistance du bas médium. En outre et là réside le nœud du problème, certains passages exigent une longueur de souffle que l’interprète ne possède pas. Les vocalises escamotées, de même que cette messa di voce inaboutie avec son decrescendo écourté ou encore ces phrasés morcelés (« Alto Giove ») trahissent des limites objectives dont la transgression répétée peut indisposer. Difficile de considérer l’ornementation quand certaines notes écrites peinent à se faire entendre… Alors que le chant et l’attitude, le jeu fusionnaient dans un même geste expressif chez Haendel, il arrive ici que la voix se désolidarise de ce corps ondulant et nerveux dont le roulis pourrait finir par donner le mal de mer. En même temps, Simone Kermes affronte crânement ces chausse-trappe, elle s’en délecte, elle recherche, écrit-elle, « cette extrême difficulté technique comme défi à mes propres capacités vocales », et réussit un trait ou trébuche avec le même panache, la même jubilation, contagieuse ou exaspérante, selon les dispositions de chacun. Toujours est-il qu’une majorité écrasante du public en redemande.
Mais où puise-t-elle cette énergie, cette audace ? La Kermes n’explose pas le cadre, elle se trouve, d’emblée, hors de tout cadre. « Dis-moi qui tu écoutes et je te dirai qui tu es ». Entre le rock surpuissant de Rammstein, groupe allemand de heavy metal, aux show spectaculaires (le leader va jusqu’à utiliser un lance-flamme sur scène !) et le son atmosphérique de Sigur Rós, elfes islandais dont le chanteur (Jónsi) déploie un falsetto irréel et suave qui n’est pas sans évoquer l’éther où s’envole parfois la colorature, l’artiste fait le grand écart, se ressource et nourrit son imaginaire. Témoignages de son éclectisme, les bis forment une véritable troisième partie où Simone Kermes se transforme… en meneuse de revue. Au milieu des tubes de Broschi (« Son qual nave che agitata ») et Vivaldi (« Agitata da due venti »), prévisibles et malmenés, la voici qui aborde « Non, je ne regrette rien » (pied de nez à ses détracteur ?) et « Lili Marleen », la chanson de Piaf, contre toute attente, lui réussissant mieux que celle immortalisée par Marlene Dietrich. La soirée se referme sur un « Lascia ch’io pianga » nettement plus subtil et intéressant que ce Hasse susurré près du clavecin, moins gracieux que mignard (« Consola il genitore »), à notre goût du moins, car tout est et restera affaire de goût. Succédant à l’ensemble Le Musiche Nove de Claudio Osele aux côtés de la soprano, la Magnifica Comunità s’acquitte proprement de sa mission, du moins lorsqu’il s’agit de l’accompagner. Confiées à huit instruments (trois violons, alto, violoncelle, contrebasse, théorbe et clavecin) les ouvertures d’opéras et d’oratorio (Porpora, Scarlatti, Pergolesi) ne ressemblent plus à grand chose, quant aux concertos pour violons de Vivaldi, nous jetterons un voile pudique sur une exécution dispensable.