Anna Caterina Antonacci avait annulé son concert de mélodies françaises mardi 24 mars à l’Opéra Comique, mais la loi des séries n’a heureusement pas exigé l’annulation de l’autre concert présenté en parallèle aux représentations du Pré aux clercs Salle Favart, hier 26 mars. Si le programme n’avait guère de rapport avec le chef-d’œuvre de Hérold, il avait en revanche tout à voir avec le lieu, puisqu’il a permis d’entendre divers compositeurs qui furent les piliers du répertoire : Bizet, Massenet, Delibes, Chabrier, Offenbach, Messager et Reynaldo Hahn, ainsi qu’un autre, moins attendu. C’est pourtant à Charles Bordes (1863-1909) que l’on doit la rencontre des trois interprètes de ce concert : la soprano Sophie Marin-Degor, le baryton Jean-Sébastien Bou et le pianiste François-René Duchâble. En 2012, le label Timpani les avait réunis pour enregistrer un premier album de mélodies de Bordes, bientôt suivi d’un second, et l’on retrouve naturellement ce compositeur encore trop méconnu au cœur du concert donné à l’Opéra Comique. Trois des meilleures mélodies que Verlaine a inspirées à Bordes ont été ici retenues, plus le superbe duo « L’hiver ».
C’est d’ailleurs par un duo que s’ouvre la soirée, « Rêvons », de Bizet, superbe page initialement composée pour un opéra abandonné, La Coupe du roi de Thulé : on croit entendre un Don José baryton que viendrait voir, de nuit, une Micaëla délurée, et cela donne envie d’écouter les autres duos du père de Carmen. Dès le premier morceau, on sait quel genre de plaisirs ce concert nous réservera. D’une part, les interprètes n’y resteront pas plantés devant le piano, car leur entrée en scène, l’un contre l’autre, une bougie à la main, s’inscrit dans une judicieuse volonté de théâtraliser toutes ces pièces, moins les mélodies que les extraits d’opéra-comique qui occupent une grande partie du programme : effets de costumes pour la soprano (dont un travesti masculin crânement assumé pour Une éducation manquée), jeu comique affuté pour le baryton, parfait en baron de Gondremark dépassé par les événements ou en précepteur ivrogne. D’autre part, le choix des pièces reflète une intelligence et une gourmandise remarquables : de Massenet, l’inévitable « Elégie », mais aussi deux mélodies beaucoup moins fréquentées, de Messager, l’air de Passionnément cher à Felicity Lott mais aussi des extraits du rare Monsieur Beaucaire et, luxe suprême, trois morceaux de Malvina de Reynaldo Hahn, œuvre qu’on attend avec impatience de voir un jour en scène.
La spécificité vocale des deux chanteurs se révèle aussi dès le premier duo, Jean-Sébastien Bou jouant sur une très large palette, allant du susurrement parfois à la limite de l’audible jusqu’aux phrases données à pleine voix quand la partition l’exige, Sophie Marin-Degor dans un style peut-être plus uniformément « opéra » et s’autorisant moins souvent les nuances piano dont sa voix fruitée est pourtant parfaitement capable. Malgré ces différences, leurs voix s’unissent à ravir, comme l’avaient déjà montré les représentations du Roi malgré lui données Salle Favart en 2009 : sans les acrobaties imposées par la mise en scène hilarante de Laurent Pelly, on savoure mieux encore les beautés de la musique de Chabrier, puisque la soprano et le baryton reprennent pour le duo de Venise leurs rôles d’Alexina et d’Henri III. François-René Duchâble met toute sa science au service de ces musiques parfois aussi savantes que celles d’œuvres plus sérieuses, non sans intervenir en soliste tout au long de la soirée, dans son répertoire d’élection comme dans un arrangement de « Près des remparts de Séville » de sa propre composition, dans la virtuosité de Liszt et Saint-Saëns comme dans le raffinement de Chopin ou de Ravel. Un seul bis, hélas, au terme de cette soirée où l’on n’aura pas vu le temps passer et dont on aurait voulu qu’elle dure encore bien longtemps.