On ne présente plus Andreas Scholl, qui depuis pratiquement trente ans nous offre toujours autant de joies, à l’occasion de tant de découvertes. Le programme de ce soir est centré sur Naples, où Haendel, le compagnon fidèle, retrouve Alessando Scarlatti, Nicola Porpora, et leurs prolifiques contemporains. Introduites par une « Sinfonia avanti la Serenata [Clori, Dorino e Amore]», trois cantates et une aria alterneront avec deux concertos pour flûte. Dans l’entretien qu’Andreas Scholl avait accordé à Forumopéra à la veille du premier confinement (Andreas Scholl : « Cette crise est l’occasion pour les Etats Européens de se montrer unis »), le contre-ténor espérait encore chanter à Beaune ce nouveau programme. Ce n’aura été que partie remise puisqu’accompagné de Dorothee Oberlinger et de son Ensemble 1700, il retrouve enfin un lieu qui lui est cher – depuis 1994 – et surtout un public dont il se sent aimé, à juste titre. On attendait donc beaucoup de cette soirée. La complicité de la flûtiste et de ses musiciens avec le chanteur ne fait aucun doute. Depuis leur enregistrement « Small gifts » (quelle modestie !) consacré à Bach, les liens se sont renforcés.
Les huit instrumentistes de l’ensemble (Alex Wolf, le luthiste, qui joue du chitarrone et de la guitare, n’est pas mentionné dans le programme) ouvrent la soirée par une Sinfonia d’Alessandro Scarlatti, d’autant mieux venue qu’elle donne la mesure de la formation et qu’elle introduit une cantate du roi de la musique à Naples. Dès le largo initial, nous oublions les autres interprètes. La plénitude grave (le positif au continuo) sera contrastée avec le presto suivant (le clavecin a remplacé l’orgue), articulé, bondissant, le menuet en pizzicati. Le grave introduit la rare cantate « Filen mio caro bene », que révélait Gérard Lesne il y a longtemps. Deux récitatifs, chacun suivi d’une aria, où Phillis exprime son amour et sa fidélité à Philénos. Entre le récitatif arioso, où la flûte répond à la voix, et la seconde aria, la passion va gagner. Le chant d’Andreas Scholl, paré des plus belles couleurs, orné avec une élégance discrète, n’a pas pris une ride. Quant à l’ensemble, sa dynamique s’accorde à merveille à la voix.
On attendait un concerto de Mancini, mais on passe directement à une cantate de Porpora. Toujours deux récitatifs qui introduisent leur aria. Celles-ci sont particulièrement développées, permettant au soliste de déployer tout son art. Andreas Scholl se joue de toutes les difficultés avec une aisance, un naturel qui forcent l’admiration. Un jeune berger est épris de sa jeune agnelle. Le poète la met en garde contre ses possibles égarements, qui lui vaudraient d’être dévorée par une bête féroce (sic.). Si la naïveté du texte prête à sourire, le chant qui l’illustre est magistral : toutes les expressions, de la douceur bucolique aux accents les plus puissants, sont illustrées avec maestria. Le concerto pour flûte (soprano) qui suit, virtuose, d’une écriture particulièrement soignée, souriante, est l’occasion pour Dorothee Oberlinger de démontrer toute la richesse de son jeu, de la cadence de l’allegro initial, à celui sur lequel les musiciens vont clôturer, en passant par une belle sicilienne.
Le morceau de bravoure de tous les contre-ténors (mais aussi des contraltos, ainsi Nathalie Stutzmann), la cantate « Mi palpita il cor » de Haendel, est au cœur du concert. Andreas Scholl s’est totalement libéré de la partition, tant elle lui est familière. Il l’a évidemment enregistrée, mais aussi son réemploi dans Samson (ce dernier avec Ottavio Dantone). L’arioso initial, suivi de deux arias séparées par des récitatifs en font une pièce des plus expressives, dont les tourments du cœur sont le sujet. Magistral, émouvant est son air « Ho tanti affani in petto », animé dans « Se un m’adora ». Le chanteur vit son texte et lui confère une dimension dramatique intense. On oublie la virtuosité des traits, la longueur de souffle, le large ambitus tant le récit est captivant. Les aigus sont clairs, naturels, mais les autres registres ne sont pas en reste, avec un souci constant de l’intelligibilité. Gravitant lui aussi autour d’Alessandro Scarlatti, Domenico Sarro, autre napolitain compositeur fécond, a beaucoup écrit pour la flûte (pas le traverso, ici la flûte à bec alto). Les quatre mouvements du concerto que dirige et joue Dorothee Oblinger sont autant de petits bonheurs. Le larghetto, empreint de plénitude et de gravité, et le spirituoso final, très allant, sont chargés de séduction.
Ecrit pour Senesino, l’un des chanteurs favoris de Haendel, créateur de Giulio Cesare et de tant d’autres ouvrages, l’opéra Il Trionfo di Camilla, que Porpora écrit en 1740, emprunte son livret (de Stampiglia) à l’ouvrage de Bononcini (1696), dont le succès fut incroyable. L’air de Turno, à l’acte III, « Torcere il corso all’onde » a pour thème la comparaison de l’agriculteur, capable de détourner un cours d’eau pour les besoins de ses cultures, et du héros, qui ne peut forcer ses sentiments. D’autres interprètes nous ont accoutumé à des formations orchestrales massives. Ici, rien de tel : la transparence, la vigueur, les couleurs (la flûte à bec soprano, la guitare baroque…) sont là pour accompagner un chant souverain. La seconde partie nous vaut des graves insoupçonnés. L’agilité vocale, l’ornementation magistrale nous ravissent. La pureté d’émission, la souplesse, la longueur de voix, une virtuosité jamais ostentatoire, au service constant de l’expression, notre star sait se faire l’humble servante de la musique.
Impossible de mieux définir l’artiste et l’homme que le peignait sur notre site Brigitte Maroillat après son concert à Gaveau (mars 2020) : « Le contre-ténor allemand est un artiste rare dans tous les sens du terme. Loin du tape-à-l’œil médiatique, il se meut d’une rive lyrique à l’autre avec la grande discrétion de ceux qui n’ont rien à prouver, explorant les chemins de leur art, sans se soucier de plaire, avec cette constance qui les maintient dans l’excellence en dépit des années qui passent. Rare aussi est cette voix d’une élégance subtile, savant équilibre entre naturelle aisance et maîtrise technique. Elle nous fait souvent l’offrande d’une parenthèse en apesanteur traduisant toute la pudeur et l’intensité de l’émotion contenue du contreténor dans une gamme de teintes raffinées ».
Si Andreas Scholl est tête d’affiche, au moins deux autres musiciens se situent au plus haut niveau : Dorothée Oberlinger, qui dirige son Ensemble 1700 et nous a valu de remarquables concertos, et Evgeni Sviridov, concertmeister du Concerto Köln. Homonyme ou parent de Gueorgui Sviridov, l’élève de Chostakovitch, c’est certainement le plus beau violon baroque écouté de longue date. L’instrument (un Gagliano napolitain de1732) sonne merveilleusement, le jeu du violoniste lui confère une rondeur, une puissance comme une articulation qui enthousiasment. On aurait aimé l’écouter davantage, comme soliste tout particulièrement. Le public, conquis, applaudit à tout rompre, dans l’attente d’un bis, qui tarde. Fatigue liée au rythme des tournées (les mêmes œuvres ont été données il y a peu à Valloire) ? Les artistes offrent ce bis attendu, mais incongru dans le contexte du programme : « Jésus, que ma joie demeure » [Jesu bleibet meine Freude], l’archi-célèbre choral de la cantate 147, dans une transcription surprenante, qui permet à Andreas Scholl d’énoncer la mélodie que chacun a en tête. Les incessants rappels vaudront au public un second bis, très bref, qui corrigera le trouble précédent.
Du 23 au 26 septembre, Andreas Scholl présidera le jury du concours Corneille, pour apprécier les nouveaux talents baroques (cette année, le chant), convoqués à Rouen par Vincent Dumestre. Un autre bonheur en perspective.