Est-ce un choix conscient, ou le résultat d’une addition ? Un thème semble être le lien entre les deux parties de ce premier récital de Benjamin Bernheim sur une scène d’opéra, celle consacrée à la mélodie et celle dédiée à l’opéra, celui de l’absence. L’Invitation au voyage, n’est-ce pas la célébration d’un ailleurs d’où l’orateur et son âme-sœur sont absents ? Phydilé dort, indifférente à la splendeur du paysage et à la ferveur de son amant. La vie antérieure évoque à son tour un paradis lointain et perdu. Pour jamais ? Le texte est au passé, alors que L’absent est écrit au présent, mais l’orateur qui interroge la nuit pour savoir si son aimée se souvient de lui est -il vivant loin d’elle ou appartient-il au règne des ombres ? Ce glissement vers l’absence définitive, Au cimetière et Larmes semblent le confirmer…mais l’ordre modifié les fait alterner avec la Chanson d’amour et Puisque j’ai mis mes lèvres à ta coupe, où l’amour semble braver l’absence et le temps. Mais la dévotion, dans la première mélodie, crée la distance, et le temps, même défié, reste lourd des menaces de séparation. On retrouve ce thème dans les deux extraits de Manon quand Des Grieux rêve d’un ailleurs – « En fermant les yeux » – ou se souvient – « Ah, fuyez douce image » – de celle qui n’est pas là. Et le héros de Werther voudrait ne plus ressentir la douleur de ce qui n’est plus. Il est malaisé de percevoir ce thème dans « Ah, lève-toi, Soleil », mais il est évident lorsque Roméo retrouve la dépouille de Juliette dans son « Salut, tombeau sombre et silencieux ». Même « La fleur que tu m’avais jetée » relève de cette évocation d’une absence conjurée par la fleur fétiche. Et même la chanson de Kleinzack, qu’Hoffmann entonne sur les instances des étudiants, sera interrompue par l’irruption du souvenir d’une absente.
Florence Boissolle, Aude Extrêmo, Benjamin Bernheim © DR
Qu’il y ait eu volonté thématique ou non, ce programme requérait de l’interprète un vaste nuancier expressif et une maîtrise lui permettant de l’exploiter dans toute sa richesse. Peut-être aussi une expérience de certains sentiments exprimés, ou à défaut une imagination assez vive pour y suppléer. Mais il lui fallait aussi se départir d’une pudeur possible qui entraverait l’exposition d’une sensibilité, même d’emprunt, que la solitude et la nudité du récital avec piano peuvent rendre difficile. La révélation, faite en fin de concert par Benjamin Bernheim, que ce concert était son baptême du feu dans l’exercice, illuminait rétrospectivement toute la soirée. Comment lui tenir rigueur, dans ces circonstances, des infimes variations de volume perçues comme un contrôle insuffisant de la ligne, d’aigus en voix mixte quand on les aurait aimés plus francs, d’un forte éclatant à la place du morendo que l’on espérait ? Plutôt que de regretter çà et là un excès ou un déficit d’accentuation et de passer en revue les options qui nous semblaient discutables, félicitons-nous de découvrir un interprète des plus prometteurs. Benjamin Bernheim deviendra-t-il un grand récitaliste ? Le moelleux des attaques, la longueur du souffle, la fermeté du timbre, la rondeur des sons, la souplesse perceptible, autant de qualités qui pourraient le lui permettre, s’il parvient à une maîtrise complète de l’émission, mais on peut comprendre ce soir le rôle de l’émotion.
D’autant qu’en deuxième partie, où il exprime des sentiments à l’abri d’un personnage, où le parcours est en quelque sorte balisé, il se montre très convaincant, même s’il nous semble percevoir encore une légère réserve que nous attribuons a posteriori à la timidité du débutant. Craignait-il d’en faire trop ? Il évite ainsi l’écueil du pathos « réaliste » qui alourdirait la voix et le style. Mais il nous a semblé en retrait du potentiel expressif de certains mots, qu’il suffirait d’accentuer sans pour autant grossir la voix. Nul doute que ces ajustements se fassent lors de circonstances moins impressionnantes. Des deux bis qu’il accordera à un auditoire largement conquis, le premier a semblé démontrer la justesse de nos impressions. Avec pour partenaire la mezzo-soprano Aude Extremo, il interprète la scène finale de Carmen. Et l’on voit sauter le verrou : délivré du regard qui à travers Des Grieux, Werther ou Roméo scrutait Benjamin Bernheim, le chanteur s’oublie et s’immerge dans le personnage. Le chant y gagne en homogénéité, la voix se déploie dans toute son ampleur, et le deuxième bis, qui reprend la chanson de Kleinzack, où Hoffmann masque Bernheim, déjà d’un haut niveau d’exécution en clôture du programme, le confirme dans son aisance car il se surpasse ! Oui, assurément, Benjamin Bernheim a quelque chose à apporter au répertoire français, ainsi qu’il le disait naguère à Christophe Rizoud (Benjamin Bernheim : « J’ai quelque chose à apporter au répertoire français »). Il sera évidemment passionnant de suivre à distance les apparitions du chanteur en récital, une discipline qui ne peut qu’affiner sa musicalité et renforcer ses dons de diseur et d’interprète. Florence Boissolle, chef de chant de la scène à l’opéra de Paris, était sa partenaire au piano, brillantissime et justement acclamée.