Quel est le secret de Bryn Terfel pour mettre le public dans sa poche ? Ses trucs de « showman » comique, comme d’énumérer les conquêtes de Don Juan en faisant défiler les portraits de femmes sur un smartphone ? On en a vu d’autres. Sa taille de colosse, qui impressionne dès son entrée en scène ? Le chanteur est trop subtil pour se reposer sur des moyens aussi superficiels, et il est aussi convaincant dans les moments d’intimité que dans la toute-puissance. Son maintien ? Sa façon d’établir une connexion avec le public ? La variété de son répertoire ? Vous n’y êtes toujours pas … Le secret de Bryn Terfel, ce sont … les consonnes ! Comme peu d’autres, le Gallois a compris que la colonne vertébrale du chant, ce sont ces lettres dures sur lesquelles il faut s’appuyer, pour s’élancer ensuite sur la voyelle. Alors que la plupart de ses confrères font l’inverse, noyant sous un océan de voyelles ces sons trop rocailleux qu’ils n’arrivent pas à chanter correctement, Terfel les détaille avec gourmandise, s’en délecte, les sculpte et en fait le pilier de toutes ses interprétations. Avec des points de repère aussi marqués, l’auditeur sait toujours exactement où il en est, et il se sent en terrain connu, mené par un guide bienveillant. C’est selon nous la raison de l’enthousiasme qui accompagne les apparitions du baryton sur toutes les scènes du monde depuis plus de vingt ans. Remplacer la mélasse habituelle par du beau papier quadrillé. Simple mais il fallait y penser.
A partir de ce postulat, tout découle avec une évidence aveuglante : la faconde de Leporello, le lyrisme éperdu du trop peu connu air de concert « Io ti lascio », avec des moments de suspension comme on en rêve, l’excellente prononciation française dans Faust, et surtout, un Falstaff ouvragé comme de la marqueterie, où chaque mot pèse de son juste poids, où chaque inflexion lyrique est soutenue avec générosité, et où tout finit dans un tourbillon.
Chez Wagner, qui occupe toute la seconde partie du concert, cette qualité de s’appuyer sur les sons durs trouve un terrain encore davantage propice. Le « Flieder-Monolog » est le plus beau qu’on ait jamais entendu, foi de wagnérien chevronné, et la « Romance à l’étoile » de Tannhäuser, murmurée mais jamais détimbrée, tirerait des larmes aux pierres. Dans les Adieux de Wotan, Terfel montre qu’il est le plus grand Wotan de sa génération, comme les DVD captés à New York (Deutsche Grammophon) nous l’avaient laissé soupçonner. Son compatriote, le chef Garreth Jones, n’est pas étranger à cette réussite, parvenant à tirer le meilleur de l’orchestre national de Belgique, moyennant quelques petits désordres dans les cordes. En bis, un extrait du Mefistofele de Boito, sardonique et chatoyant à souhait, achève de mettre la salle à genoux. On en redemande !
A Paris, deux soirs plus tard, ce n’est pas tant le traitement des consonnes que la performance de l’artiste qui force l’admiration. Sommes-nous à un récital de musique classique ou à un one man show ? On peut se le demander quand chaque air devient numéro et prétexte systématique à anecdote in English dans le texte. Le public, apparemment bilingue, s’esclaffe. Bryn Terfel est tellement sympathique que l’on est prêt à tout lui pardonner : les coudes sur la table de Falstaff plus pancione que sir, la chemise sorti du pantalon de Leporello et même le doigt dans le nez d’un Méphistophélès de Gounod au rire graveleux. Shocking !
Wagner ramène un peu de sérieux. On ne rigole plus lorsqu’il s’agit de gravir la colline mais on continue d’en faire un peu trop, comme chuchoter la « Romance à l’étoile », ou dans les adieux de Wotan, froncer méchamment la voix pour convoquer Loge. Quelques sons intentionnellement appuyés viennent enfoncer le clou. On sculpte la consonne mais, au passage, on écrase la voyelle. Abondance de moyens ne saurait nuire. Quand on est doté d’une telle palette d’expression, il serait dommage de ne pas en faire usage. Garreth Jones et l’Orchestre national de Belgique, se mettent au diapason et font trembler les cloisons de Pleyel. L’ouverture de Nabucco et la Chevauchée des Walkyries n’ont jamais exigé d’être pages subtiles. Comme à Bruxelles, un seul bis vient conclure la soirée, preuve d’un spectacle bien rodé où rien n’est laissé au hasard même si tout semble spontané. Avec son sifflet de hooligan à la fin de chaque couplet, « Son lo spirito che nego », extrait de Mefistofele de Boito, ne fait pas dans la dentelle. Ça tombe bien.