Le récital de Bryn Terfel et Daniil Trifonov à Verbier commence par des textes de Shakespeare mis en musique par Gerald Finzi, et c’est très bien ainsi puisque c’est un personnage shakespearien qui les chante.
On a vu Bryn Terfel cinq fois dans la période récente et on l’avoue : on n’en revient toujours pas. En récital à Genève (on était resté sur sa faim), dans Tosca (effrayant à souhait), dans un récital d’airs d’opéra (cabotin superbe), dans le Requiem de Verdi (grandiose et mortifère), et dans ce récital à Verbier. Tout est démesuré : il peut être sublime puis tutoyer la facilité. Il bouleverse, il émeut au plus profond et une demie-heure plus tard, il fait un brusque pas de côté et on frôle la gène ou le désamour…
Mais le goût, bon ou moins bon, est-il un critère pertinent s’agissant du géant gallois (pardon du cliché) ? Quand on le voit enchaîner des airs de Falstaff ou de Fidelio puis terminer avec Un Violon sur le toit, quand on le voit incarner la menace et l’oppression en ne faisant rien d’autre qu’arpenter d’un pas lourd le bureau de Scarpia, quand on se souvient de l’avoir vu ici-même à Verbier être Wotan rien qu’en s’appuyant sur un grand bâton qui lui servait de lance, on a le sentiment d’avoir approché du mystère des grands fauves de théâtre, Kean ou Harry Baur (on pourrait dire Sarah Bernhard ou Callas), qu’on qualifie, parce qu’il faut bien trouver un mot, de surhumains.
Une insondable gravité
Ici, c’est par les Quatre chants sérieux de Brahms qu’on aura été bouleversé. Remué. D’autres dans la salle y seront demeurés insensibles ou réticents. C’est légitime. Mais jamais on n’avait entendu le froid de la tombe souffler ainsi sur ces mélodies. Aucune sérénité, mais bien la noirceur de l’Ecclésiaste et sa désespérance sans retour.
Privilège d’être assez prêt pour voir ce visage habité par une insondable gravité avant que ne soit lancé dans une demi-voix d’une douceur résignée qu’il en est de l’homme comme de toute bête et que son unique destin est la mort. Alors éclatera, implacable et lugubre, le « so stirbt ».
On connaît et on aime depuis toujours d’autres lectures, infiniment souples et ductiles, de ces mélodies. Rien de tel ici. A chaque mot, à chaque note ou presque, sa couleur (avec une prédilection pour le noir), son intention, son inflexion, son état d’âme, son expression de visage. Ici, la fierté, ici un noble courroux, ici sur « aufwärts fahre » un souffle grandiose, puis des dents serrées, une amertume, du dépit, là un passage douceâtre en voix mixte, ailleurs (dans le deuxième lied) une sombre conversation avec soi-même, qui ira jusqu’à la vocifération… Théâtre chanté, dira-t-on ? Non, car il n’y a rien d’extérieur dans cette succession de brefs climats, mais bien quelque chose d’intime, de grave, de désemparé, qui se donne à voir et à entendre.
L’œuvre au noir
Le « Ô Tod » du troisième lied est presque hurlé d’abord, puis repris dans un extrême abandon, mezza voce, avant que tout cède sous une fureur grandiose. Et que dire de ce long silence après le retour de « wie bitter bist du » ou de ce tremblement inattendu, de cette faille dans la voix, involontaire et si humaine, puis de la douceur de l’ultime reprise, de ce chuchotement d’une âme épuisée et qui espère.
L’espérance surgit au détour du quatrième lied, dans le sourire qui passe sur « hätte der Liebe nichts, so wäre ich nichts – si je n’ai pas l’amour, alors je ne suis rien », puis dans une lueur qui semble signifier l’acceptation d’un destin de toute façon inéluctable, avec en arrière-plan le toucher qui se fait bondissant de Daniil Trifonov. Un toucher qui retrouvera toute sa profondeur dans le postlude qui suivra les ultimes mots de ce cycle (de Paul aux Corinthiens) disant que parmi la foi, l’espérance et l’amour, la plus grande est l’amour…
Le teasing de ce récital s’appuyait sur le rapprochement, intriguant voire improbable, de Bryn Terfel et de Daniil Trifonov, deux manières d’être tellement dissemblables. Même s’il nous est arrivé lors de certains récitals de voir le visage du pianiste russe être parfois habité d’une manière de folie, de quelque chose de méphistophélique, ici, dans l’ombre de Terfel, il sera toujours dans le retrait, le quant-à-soi, dans un soin minutieux du détail, préservant une sonorité très claire, peut-être pour faire contraste avec le grand cérémonial solitaire et funèbre du chanteur, comme s’il voulait tenir ferme la barre, Terfel déployant dans Brahms tout le catalogue des sentiments humains face au mystère de la mort.
Hénaurme…
On a eu l’occasion de l’écrire, la voix de Terfel n’a plus le velours qu’on lui a connu, mais peu importe, il y supplée par autre chose, un savoir-faire, parfois une rouerie, un grand métier, un funambulisme vocal bluffant… C’est aussi un raconteur d’histoire, un brosseur de paysages, un fresquiste de première force. Ainsi les cinq textes de Shakespeare mis en musique par Gerald Finzi sont-ils une démonstration de maîtrise. Le premier semble une fenêtre entrouverte sur un monde intérieur, une rêverie morose autour de la mort (déjà) dans un parlé-chanté qui accroche d’emblée l’attention, le second déploie une faconde qui touche très vite à l’hénaurme (la graphie de Flaubert semble faite pour Terfel), le troisième plonge dans la mélancolie, semble dessiner de grands espaces et se perdre en remémorations lointaines (et la voix retrouve toute son onctuosité dans les demi-teintes), le quatrième trucule à plaisir et, pour le cinquième, l’ogre se fait délicat, même si la démesure n’est jamais loin, usant de toute une palette débridée de portamentos, de passages en voix mixte, de quasi parlando, et surtout d’une versatilité d’humeurs et d’une prestesse étonnantes. On a parfois le sentiment qu’il chante par surcroît…
Feu de tourbe et démesure épique
Débridé, il le sera de plus en plus au fil de la seconde partie… Les trois mélodies populaires britanniques parmi les quelque 130 harmonisées par Beethoven dans les années 1810-1816 pour l’éditeur Thomson d’Édimbourg seront un festival de faconde et de truculence, et on se croira transporté dans un vieux pub de la campagne galloise où, dans la brume d’un feu de tourbe, un barde aux moyens vocaux tonitruants trousserait de vieux récits héroïques, une pinte de bière brune en main… Extravagant, falstaffien, considérable… Après la gravité des lieder de Brahms, le retournement sera spectaculaire, le showman prenant définitivement le dessus, incitant d’un mouvement de son poing fermé Trifonov à le suivre sur ce terrain, l’apostrophant d’un Daniiiiil !!! au coin d’une phrase, puis soulignant d’un pffff ! complice avec le public une batterie d’accords bien timbrés… Sans parler d’un « Vous pouvez applaudir si ça vous plaît ! » lancé à un auditoire respectueux des usages et n’osant pas interrompre entre deux morceaux. Très drôle aussi d’observer sur le visage de Thomas Hampson, dont nous étions voisin, l’étonnement et une certaine perplexité…
Le bateleur et le bénédictin
Une thématique stellaire succèdera à ce grand spectacle extraverti : d’abord un Nuit d’étoiles de Debussy, d’un style assez hirsute, et qu’on rangerait volontiers sur le même rayon que le Beau soir de Barbra Streisand, un Schumann (Mein schöner Stern) prenant lui aussi des allures d’épopée intérieure, mais avec toujours cette furtive tristesse qui soudain passe comme un nuage – et le long postlude permettra d’entendre toute la délicatesse de Trifonov, sérieux comme un frêle bénédictin fiancé pour un soir à un bateleur colossal…
On aimera la douceur, les arrière-plans rêveurs et les grands espaces suggérés par The unfinite shining heavens de Vaughan Williams, sur un poème de Stevenson, ou le très délicat I wonder that i wonder de John Jacob Niles, introduit par un Trifonov poète, où la voix se fera blafarde (avant de monter jusqu’au registre de tête).
On sera moins convaincu (litote) par l’air extrait des Misérables (de Claude-Michel Schönberg) ou par les standards d’Ivor Novello (“And her mother came too”, tombant franchement du côté de la gaudriole, à la grande joie d’une partie du public, tandis que notre voisine américaine murmurera mélancoliquement « Poor Daniil… ») Mais le diable d’homme est ainsi, il peut passer dans le même concert du sublime au dérisoire…
Justement, dernière touche de sublime au milieu de bis éclatants de santé et de bonne humeur (où reviendra d’ailleurs aussi la harpe virtuose de Hannah Stone, Mme Terfel à la ville), un lied de Schubert, la Litanei auf des Fest aller Seelen, miraculeusement intérieure, pudique comme une confidence, émue, reposée…
Là, le grand artiste est à nouveau tout entier présent, mais d’ailleurs il est tout entier présent dans tout ce qu’il touche, roc de bonhomie cachant on ne sait quelles ombres.