La cote d’amour est à son zénith. Cecilia Bartoli est comme chez elle à Gstaad, elle y revient tous les deux ans. Ambiance à la fois rieuse et fervente. Complicité entre le bondissant Maxim Emelyanychev, plus ludion que jamais, et la diva à la gentillesse toujours aussi juvénile. Le programme balancera entre les deux piliers du répertoire de l’irrésistible séductrice : les airs di furore ou di bravura et les arie élégiaques les plus fondantes.
L’église de Saanen, à deux tours de roues de la luxueuse Gstaad, fut le berceau du festival fondé en 1957 par Yehudi Menuhin, dont le buste de bronze sourit à demi sur la placette en contrebas. Boiseries alpestres, fresques délavées par le temps, chaire historiée comme un chalet bernois, grandes orgues multicolores d’une baroquerie joyeuse, la musique de Vivaldi et Haendel semble faite pour ce cadre aimable et champêtre, ce « Pays-d’en-haut » jardiné où tout est sereinement, immuablement, humainement civilisé. Où les passions humaines paraissent mises à distance, ou en représentation, comme elles le sont dans le répertoire de l’opéra baroque choisi pour ce concert.
La voix de la belle dame est-elle toujours aussi fringante et onctueuse ? Peut-être pas tout à fait, mais qu’importe, tant l’art, le grand métier, la technique souveraine, un charisme conquérant et la magie de l’instant y suppléent. Cecilia Bartoli, non seulement s’est attachée à restituer ou à suggérer l’art des castrats, mais l’adulation qu’elle a suscitée depuis un nombre d’années qu’on ne précisera pas, et que sa personnalité radieuse explique largement, n’est pas sans faire penser à celle qui entourait ces mystérieux personnages.
Une complicité ludique
L’un des talents innés de Cecilia Bartoli est sans doute de nouer avec le public une complicité ludique, celle qu’elle établit aussi avec le violon virtuose de Zefira Valova, concertmeister d’Il Pomo d’Oro : l’aria « Quell’augellin che canta » fait dialoguer le babillage de la voix, entremêlant des kyrielles de notes piquées et de sons perlés, de trilles gazouillant à souhait, avec ceux de l’instrumentiste, pour évoquer un concert d’oiseaux (mimiques de la chanteuse et du chef pour les suivre voletant sous les lambris du plafond).
La voix, cueillie un peu à froid, aura tôt fait, dans un sourire ravageur, de trouver sa chaleur de croisière. Et si l’aria « Sovvente il sole », mettra en lumière une homogénéité un peu laborieuse et un velours quelque peu estompé, la reprise du thème, comme en écho, pianississimo et sur un tempo très lent, donnera à entendre des sons filés très beaux, très musicaux, très aériens. Certains phrasés sembleront parfois acrobatiques, mais tout cela sera somme toute émouvant de fragilité.
Une magie indicible
Car, et c’est là l’essentiel, plusieurs des airs du programme offriront prétexte à la Bartoli pour créer quelque chose d’absolument magique. Ainsi l’air de Farnace « Gelido in ogni vena », dont elle fait d’abord une grande chose pathétique : le début sinue entre des graves ombrageux et des notes hautes qui semblent conquises de haute lutte, comme si elle devait aller puiser dans ses réserves une grandeur, une douleur, qui d’ailleurs se lisent sur son visage assumant soudain un masque douloureux ; puis l’éclairage tout à coup change avec les reprises de la phrase, de plus en plus pianissimo (et Maxim Emelyanychev, aux petits soins, suit la chanteuse avec mille précautions), chaque reprise, de plus en plus ténue, donnant le sentiment qu’on monte par degré vers un indicible état de grâce. L’écoute se suspend à ce fil fragile, qui ne se rompt jamais, plongeant soudain vers des graves impérieux et désespérés, puis remontant, sans jamais de césure, vers des sons filés, presque impalpables, aux confins du silence. Émotion et lévitation. Impression de parvenir à ce rien qui est l’art pur.
Instants précieux qui feront oublier d’autres plus échevelés… Ainsi l’air « Sol per te, mio dolce amore », extrait d’Orlando furioso, introduit par un prélude au traverso par Jean-Marc Goujon d’un brio époustouflant, presque trop, aura montré une Bartoli essayant de domestiquer une ligne musicale et une homogénéité capricieuses, et des trilles et vocalises quelque peu hirsutes.
Une fragilité assumée et qui touche au cœur
On retrouvera la veine oiselière au début de la séquence Haendel du récital : le concert dans la ramure préludant à l’aria d’Almirena « Augelletti, che cantate », mettra en valeur deux flûtes à bec vocalisant à plaisir en dialogue avec la flûte piccolo ébouriffante de Gioacchino Comparetto, et si le début de l’aria « Lascia la spina, cogli la rosa » montrera à nouveau Bartoli à la poursuite de son legato, en revanche, ô délices ! les reprises données sur un filet de voix bouleverseront par leur fragilité assumée, un minimalisme désemparé, ce presque rien vers lequel Maxim Emelyanychev la suivra avec tendresse.
Rassembler ses feux
Comment ne pas être touché par cet art du cantabile que met en valeur l’aria « V’adoro pupille », par l’expressivité, la sincérité de ce chant, mais aussi par ce grand métier qui, pour suppléer à la facilité insolente de naguère, vibre de la volonté farouche de rassembler ses feux pour servir l’esprit d’un répertoire dont elle connaît toutes les chausse-trappes. Le public fera une ovation à la fureur un peu bousculée de l’air tempétueux « Mi deride … Desterò dall’empia dite ».
Cheville ouvrière de ce récital, le bouillant Maxim Emelyanychev aura fait pétarader la sinfonia de L’Olimpiade, lui prêtant des accents électriques, suggérant ici les vagues sur la lagune vénitienne (un jour de sirocco virulent) et prêtant là une bonhommie savoureuse à la danse populaire finale. Si le Largo du célèbre Concerto pour luth (théorbe solo : Miguel Rincon) aura semblé pris d’une langueur aux frontières de la somnolence (idéale pour une promenade en gondole), en revanche l’allegro de L’Hiver, d’une verdeur étonnante en pareille saison, aura lui plutôt suggéré une bise pinçante soufflant sur les Zattere…. A l’évidence l’ensemble Il Pomo d’Oro privilégie un son dégraissé, à l’image de la polyphonie très claire de la passacaille de Radamisto.
Le cadeau le plus précieux
Mais l’essentiel est bien dans l’accompagnement très subtil, très amical, presque effacé, mais toujours à l’écoute, que les musiciens et leur chef auront tissé derrière les délicatesses impondérables qui semblent la quintessence même de l’art de Miss Bartoli. Ces moments où elle semble dire en confidence : ce que j’ai de plus précieux, voilà, je vous l’offre. Pensez-y quand vous vous souviendrez de moi.
Cela dit, le concert se terminera dans un éclat de rire (et le rire de Cecilia est communicatif) par une manière de joute entre elle et certains musiciens (notamment la trompette naturelle de Gabriele Casson) lui lançant des bribes de thèmes (depuis la fanfare d’Orfeo jusqu’à Summertime) qu’elle attrapera au bond et reproduira avec chic.
Le panache, on le sait, et la générosité, ont toujours fait partie des attributs dont la nature n’a pas été chiche avec elle et qu’elle dispense joyeusement…