Le nom de Chris Merritt brilla au firmament du chant rossinien du milieu des années 1980 jusqu’à 1995 environ avant que le chanteur d’origine américaine ne décidât de changer radicalement de répertoire. Nous n’étions pas alors suffisamment initié et matériellement émancipé pour courir les théâtres lyriques un peu partout dans le monde, à la découverte d’ouvrages oubliés et de la manière – tout autant oubliée – de les interpréter. Le Web n’existait pas. L’information circulait lentement, ou du moins pas assez vite pour arriver jusqu’à nous, occupé comme nous l’étions alors par les soubresauts d’une jeunesse musicalement dispersée. C’est le disque au début des années 1990 qui nous révéla l’existence de ce ténor extraordinaire, au sens propre de l’adjectif : qui sort de l’ordinaire. Soudain, dans Guglielmo Tell dirigé par Riccardo Muti, Arnold, le héros aux vingt-deux contre-ut, s’affranchissait d’un registre de poitrine jusqu’alors imposé par la tradition pour oser des aigus de chapon. Nourrit prenait sa revanche sur Duprez et mieux, tout un pan de répertoire prenait une autre signification. Il suffit d’écouter en 1952, à Florence justement, les partenaires de Maria Callas dans Armida pour réaliser l’état de déchéance dans lequel s’abîmait le ténor rossinien. Que Merrit fût le premier à se réapproprier des codes oubliés, sûrement pas, mais jamais avant lui, on avait enjambé les octaves avec un tel aplomb, jamais on était monté si haut tout en descendant si bas (et réciproquement), jamais on avait si bien donné à comprendre l’excitation que pouvait engendrer ce qu’une certaine frange de mélomanes considère comme une musique sommaire apposée sur des livrets stupides. Les préjugés ont la vie dure.
© Simone Donati
Que la voix fût belle, au sens où on l’affirme habituellement en écoutant Rodolfo dans La Bohème chanter « Che gelida manina », non, elle ne l’était pas. Que l’intonation fût toujours juste, l’aigu toujours précis, non, ils ne l’étaient pas davantage. Mais l’effet de surprise causé par des variations aussi inédites que spectaculaires, la stupeur engendrée par des notes extrêmes que l’on croyait impossibles à atteindre, ouvraient des brèches dans lesquelles par la suite nous nous sommes engouffré, conquis, émerveillé par tant de liberté, happé par la découverte de ce chainon manquant entre Mozart et Verdi : Rossini. Une autre forme, moins fréquente mais tout aussi violente, du syndrome de Stendhal.
Une petite trentaine d’annees plus tard, Chris Merritt est toujours là, invité par le Maggio Musicale Fiorentina à l’occasion d’un Belcanto Festival dont nul ne saurait désormais contester la légitimité, interprétant des mélodies italiennes qui autrefois auraient semblé des collines à celui qui gravissait vaillamment des montagnes mais qui, à présent, sont autant d’Everest qu’il s’acharne encore à conquérir accompagné de la bienveillante Béatrice Benzi, toujours intrépide, toujours courageux, toujours un peu fâché avec la justesse, d’une voix toujours particulière mais toujours électrisant car toujours courageux et toujours imprévisible, toujours applaudi enfin par un public qui sait, comme nous, qu’il en est des chanteurs comme des étoiles : dans la nuit de notre mémoire, ils ne cessent de scintiller.