Quelques jours avant d’y effectuer sa prise de rôle en Celio dans Lucio Silla, Anna Bonitatibus était invitée à inaugurer, le 23 octobre, la nouvelle saison de récital du Théâtre royal de la Monnaie. Elle y reprenait le programme de Rendez-vous, album gravé en 2009 et constitué pour l’essentiel de quelques Péchés de vieillesse de Rossini où l’accompagnait déjà le pianiste Marco Marzocchi. Ces cent cinquante pièces ont été écrites, pour la plupart, entre 1857 et 1868 et jouées lors des soirées musicales que le compositeur donnait à Paris ou dans sa villa de Passy et auxquels assistaient, notamment, Gounod, Donizetti, Liszt ou encore Verdi. Pièces au charme souvent volatile et que Rossini refusa d’éditer, elles appartiennent indéniablement à la musique de salon. Comme l’expliquait Christophe Rizoud lors de la sortie du disque, leur simplicité ne rime pas avec facilité pour celles et ceux qui s’y frottent. « Il faut, écrivait-il, pour donner vie à ces partitions soit une voix, soit un tempérament », avant de regretter la tiédeur des interprètes.
Du tempérament, Anna Bonitatibus en a pourtant à revendre, Monteverdi et Cavalli nous ont en tout cas permis de découvrir celui d’une authentique tragédienne et la saison dernière le public de la Monnaie a pu apprécier son incarnation, personnelle et très fouillée, de Sesto dans La clemenza di Tito. Un monde sépare évidemment ces répertoires des pages sans prétention et souvent très légères de Rossini, mais le studio a pu aussi brider l’imagination d’une artiste qui a besoin des planches pour donner le meilleur d’elle-même. Sa présence, justement, l’effervescence inhérente au direct et, huit ans après le disque, le rodage du programme en concert n’allaient-ils pas faire la différence ? Certes, un fauteuil posé près d’une manière de guéridon garni de quelques roses et d’une carafe d’eau n’ont pas le pouvoir d’abolir la distance qui nous sépare de la soliste ni de restituer l’atmosphère intime où ces mélodies ont vu le jour. La première partie sera à l’image d’Une Caresse pour ma femme sous les doigts de Marco Marzocchi : spirituelle, d’une grande délicatesse de touche, Anna Bonitatibus distillant les sourires (La dichiarazione) mais pas d’œillade appuyée, aucun cabotinage ne venant troubler l’élégance dont, dans son chant comme dans son attitude, elle ne se départit jamais (La partenza). D’aucuns préfèreraient sans doute que l’artiste se déboutonne et se lâche davantage : ce n’est pas dans sa manière, qui suggère plutôt qu’elle ne souligne, éveillant plutôt que confisquant notre imagination en imposant sa vision. Cette approche, mais peut-être aussi la facture de certaines œuvres, doivent avoir dérouté quelques spectateurs, qui s’éclipseront à l’entracte, quand d’autres ovationnent la chanteuse après une lecture enlevée mais au lyrisme savamment dosé d’A Grenade.
Le changement de tenue d’Anna Bonitatibus et de Marco Marzocchi, qui troquent des couleurs nocturnes pour un décolleté rouge vif et un costume blanc cassé, semble augurer une dynamique nouvelle et, de fait, la seconde partie s’avère plus contrastée. Si la tessiture de l’Amour à Pékin, destinée à un contralto, ne flatte pas le mezzo, celui-ci retrouve sa lumière et son mordant à la faveur du Recitativo ritmato : Farò come colui che piange e dice. Sans transition, Anna Bonitatibus investit le récit, d’un tout autre poids dramatique, de La veuve andalouse avec une vigueur d’accents et cette présence au texte qui, en italien comme en français, fait tout le prix de ses interprétations. Le récital multiplie les ruptures de ton et de climat et nous rendons les armes devant la plasticité expressive de la chanteuse, aussi juste dans le sobre recueillement d’A ma belle-mère ou la mélancolique Ariette à l’ancienne que dans Les Lazzarone, « chansonnette de cabaret » où elle n’en fait ni trop, ni trop peu – à notre goût du moins, mais également au goût d’une bonne partie de l’auditoire qui, derechef, l’applaudit généreusement après cette pochade savoureuse.
Une rose entre les dents pour accompagner sa partenaire dans une des variations sur le texte de Metastasio, Mi lagnerò tacendo, Marco Marzocchi se prête de bonne grâce au burlesque, mais c’est Anna Bonitatibus qui achève de nous dérider avec, entre autres bis, une version particulièrement désopilante de La Chanson du Bébé. Seuls quatre des quinze volumes des Péchés de vieillesse contiennent des mélodies, Rossini privilégiant surtout le piano. La drôlerie, la dérision même qui s’attache volontiers aux titres des œuvres annonce souvent leur dimension parodique, mais elle peut également se révéler trompeuse. C’est le cas du Prélude soi-disant dramatique, vaste composition parfois enjouée mais qui nous frappe surtout par son invention et offre à Marco Marzocchi un formidable terrain de jeu où il s’émancipe brillamment de son rôle d’accompagnateur.