Comment Paris allait accueillir Anna Netrebko ? Il y a quelques semaines, son passage à Berlin dans un Macbeth de Verdi triomphalement applaudi, fut aussi marqué par les manifestations de sympathisants de la cause ukrainienne, jugeant que la soprano n’avait pas condamné l’agression russe dans des termes suffisamment clairs. Alors qu’on pouvait s’attendre à quelques mouvements hostiles, c’est plutôt à une forme d’indifférence polie que l’on crut devoir assister, à en juger par une Philharmonie plutôt modestement remplie eu égard à la renommée de l’artiste, même dans un programme entièrement russe où les « tubes » sont rares (environ 1700 billets vendus sur 2400 places). Finalement, c’est une chaleureuse ovation qui s’élève dès l’entrée d’Anna Netrebko, preuve que le capital sympathie de la star reste fort. Il ne faut pas plus de quelques minutes, du reste, pour comprendre que cette popularité n’est usurpée en rien : dans une première partie intégralement consacrée à des mélodies de Nicolaï Rimski-Korsakov, aux évocations volontiers sensuelles et aux accents orientalistes, Netrebko pourrait se contenter de faire valoir les séductions d’un timbre qui n’a rien perdu de son opulence, de ses diaprures, de ses couleurs ébène. Cela suffirait sans doute pour déclencher les salves d’applaudissements enthousiastes qui saluent chacune des pièces au programme. Mais elle fait plus, laisse percer une pointe de mélancolie sous les élans voluptueux de « O chem v tishi nochey », suspend le temps à ses aigus filés dans « Plenivshis’ rozoj, solovey », se mue en une implacable cariatide dans « V zarstvo rozy i vina ». Elle transforme le vaste plateau de la Philharmonie en scène d’opéra, surtout, dans un « Hymne au soleil » issu du Coq d’or, où la capacité de cette voix si ample à se plier aux disciplines de la vocalise laisse pantois, et dans un vibrant extrait du final de La Fille de Neige. A la voir se déplacer, esquisser des pas de danse, tourner autour du piano à queue, on pourrait presque craindre qu’elle en fasse trop ; mais tout dans ces attitudes semble spontané, qu’elle s’assure que le très solide Pavel Nebolsin qui l’accompagne reçoive sa part d’applaudissements ou qu’elle se retourne vers les spectateurs assis à l’arrière-scène, et on rend forcément les armes.
On les rend encore plus en deuxième partie, où le programme s’ouvre sur des climats plus variés. Avec quatre pièces de Rachmaninov d’abord, dont Anna Netrebko capte les subtilités harmoniques avec un instinct très sûr de la scène. Ainsi, « Son » n’a rien d’une réminiscence éthérée, mais s’ancre dans un vécu et une chair qui trouvent dans la pulpe de la voix son incarnation la plus évidente, et « Zdes’ khorosho », défait de la préciosité qu’on peut parfois y entendre, sonne comme un soupir de félicité. Tchaikovski montre un même engagement frontal et entier – mais pas univoque pour autant : à la tendresse de « To bilo ranneyu vesnoy » succède avec le plus parfait naturel la drôlerie gouailleuse que Netrebko met dans la « Serenada ». « Ya liv pole… », surtout, est caractéristique de sa propension à doser les atmosphères, qu’elle fait commencer presque comme une parodie avant de plonger dans le tragique avec une redoutable efficacité. Après un dernier envoi virtuose (« Den’li zarit »), où Pavel Nebolsin peut faire étalage, dans le brillant postlude, de toute sa maîtrise, l’extrait du Francesca da Rimini de Rachmaninov offert en bis le confirme : ce soir, nous étions à l’opéra !