Ce n’est pas un récital que Benjamin Appl a donné ce dimanche, dans la salle de musique du Lycée de la légion d’honneur de Saint-Denis ; c’est un voyage qu’il a proposé, autour du jardin d’Eden, reprenant le programme de son nouveau disque, Forbidden fruit, paru le 23 juin chez Alpha. Et puisque les voyages commencent et finissent souvent de la même façon, le baryton démarre et conclut le parcours du fond de la salle, regardant la scène où le pianiste James Baillieu l’accompagne mais se fait aussi soliste, dans une transcription très à propos du « In paradisum » du Requiem de Fauré.
Le chemin se dessine ainsi, versatile et polyglotte, balisé par quelques phrases issues de la genèse. Il serait laborieux de détailler chaque élément de ce florilège de 26 mélodies, d’autant plus que ce qui frappe l’auditeur, c’est d’abord un ton, une originalité, un talent indéniable pour faire des pas de côté avant de reprendre le cours du propos : la mélodie anonyme « I will give my love an Apple » fait évidemment figure de clin d’œil et de signature, mais nous projette également dans la solennité d’un recueillement qui se prolonge avec des pièces de Wolf loin de toute emphase, d’où émerge un « Ganymed » tout aussi sobre que sombre, puis se fissure avec des pièces françaises aux saveurs plus terrestres. Ainsi de la grivoise « Offrande » de Francis Poulenc, du « Youkali » de Weill, qui trouve tout naturellement sa place dans un tel programme, et de la sublime « A Chloris » écrite par Reynaldo Hahn sur un poème de Théophile de Viau, dont les langueurs tombent sans un pli sur la voix à la fois mâle et juvénile de Benjamin Appl. Le voluptueux « Das Rosenband » de Strauss et l’érotisme de « La Chevelure » inspirée à Debussy par Pierre Louÿs dessinent une union d’Adam et Eve saisissante quand le très gaillard « Seit ich so viele Weiber sah » du jeune Schönberg et le « Just a gigolo » de Leonello Casucci laissent entrevoir, chacun à sa façon, la tentation qui provoquera la Chute. Quant à la pomme tendue à Eve, elle nous donne l’occasion d’écouter des mélodies plus rares de Clara Schumann (Lorelei) ou de Fanny Hensel-Mendelssohn (die Nonne), puis d’entendre la protagoniste interpeller directement le serpent dans une belle mélodie syncopée signée Jake Heggie. D’une façon fascinante, c’est au moment de l’expulsion du Paradis qu’interviennent les grands lieder romantiques : « Marguerite au Rouet » et « Heidenröslein » montrent quel Schubertien est Appl, capable d’impulser beaucoup d’intensité dramatique sans fracturer la ligne de chant ni perdre en tenue vocale – et « Wer nie sein Brott mit Tränen ass » de Schumann tient par la même violence contenue.
Car un tel voyage ne vaut qu’avec des guides à la hauteur, capables de donner sa cohérence à l’ensemble du parcours sans que les interprétations en deviennent seulement conjoncturelles : que Wolf, Strauss, Poulenc, Schubert, Clara Schumann ou Grieg gardent leur valeur intrinsèque, leurs couleurs et leurs qualités propres, servent le programme sans s’y soumettre. Le timbre de Benjamin Appl, ses reflets noirs capables de se parer de brusques éclaircissements, ses qualités de diction, quelle que soit la langue, constituent sans doute l’instrument le plus apte à éclairer chaque étape, tout à la fois dans sa particularité et dans sa grandeur musicale inhérente ; James Baillieu, au piano, est à cet égard plus qu’un accompagnateur : un partenaire aux phrasés très subtils, avec qui le dialogue se noue et progresse sans jamais divaguer. Alors qu’un orage d’été éclate et fait s’ouvrir les portes-fenêtres de l’auditorium, l’« Urlicht » de Gustav Mahler résonne moins comme une étape finale que comme autant de points de suspension : quelle sera la prochaine aventure où nous convieront de tels artistes ?