Mercredi dernier au Théâtre Royal de la Monnaie, Magdalena Kožená et Ohad Ben-Ari ont offert une remarquable prestation. Si le programme consacré à des compositeurs de l’est de l’Europe – grosso modo de Vienne à Saint-Pétersbourg –, trop rares en récital à notre sens, proposé par une mezzo de l’envergue de Magdalena Kožená constituait, en soi, le gage d’une soirée bouleversante, le plaisir de prendre place parmi les 200 privilégiés encore autorisés à ne pas réduire leur vie à un exercice de survie strictement biologique ne pouvait que donner une dimension supplémentaire à la soirée.
Magdalena Kožená et Ohad Ben-Ari © La Monnaie
La sensation n’est finalement pas désagréable : s’asseoir dans une salle remplie à moins d’un cinquième de sa capacité pour un récital réunissant uniquement une chanteuse et un pianiste pouvait donner l’impression d’assister à l’un de ces concerts de salon – soirée intime, comme hors du temps – dans le cadre duquel les pièces proposées ont sans doute longtemps été interprétées. Passé cette première impression, on constate que la jauge réduite a des répercussions même là où on l’attend le moins. Presque vide, l’acoustique de la salle surprend. La voix de Magdalena Kožená est puissante. Le premier adjectif qui vient à l’esprit quand on l’entend pour la première fois est même « énorme », en ce sens qu’elle cumule toutes les qualités qu’on attend d’une mezzo : rondeur, ampleur, volume, chaleur du timbre. Sans public pour absorber une partie du son, rien ne semble pouvoir arrêter cette voix incroyable, n’était la maîtrise remarquable que l’artiste a de son instrument.
Les mélodies proposées sont merveilleusement incarnées. Kožená est une interprète dans tous les sens du terme. Le romantisme profond mais retenu des Lieder de Brahms nous transporte d’emblée. Dans Verzangen, le ressac des vagues se ressent dans le phrasé de la chanteuse, donnant ainsi au désespoir (c’est le titre du Lied) une vie en dehors de la littérature. « Assis sur le rivage, je cherche le repos. Les vagues rugissent, écument et meurent, les nuages et le vent vont et viennent. Mais toi, cœur impétueux, abandonne-toi au repos et console-toi – pourquoi pleures-tu ? ». Dans Vergebliches Ständchen (« Vaine sérénade »), on peine parfois à distinguer les deux personnages mis en scène. À cet égard, le programme reprenant tous les textes et leur traduction aura été, ici mais également tout au long du récital, un allié précieux. Les pièces certainement moins connues de Dvořák et Martinů sont une belle découverte. L’usage des consonnes est intelligent, la lecture du texte permet de comprendre que, ce qui pouvait sembler excessif est en réalité un jeu avec le sens des mots (le frémissement des feuilles de Umlko stromů šumění se traduit par des « r » longuement roulés, presque drôles). On apprécie des graves amples et profonds dans Já jsem ten rytíř z pohádky où un prince charmant est condamné à être chanteur pour avoir contemplé une jeune fille. Les pièces de Moussorgski sont légères, amusantes. Elles mettent en scène des enfants, leurs nounous, des chats et autres chevaux de bois. Le V uglu, où une nounou gronde un enfant parce que ce dernier a emmêlé le fil de son ouvrage, permet d’apprécier les grandes qualités de l’accompagnateur : le fil emmêlé est traduit au clavier avec légèreté et ironie. Ohad Ben-Ari ne démérite d’ailleurs jamais. Toujours au service du chant, il sait néanmoins opportunément donner au piano le rôle qui lui revient : tantôt accompagnateur, tantôt partenaire ou interlocuteur, tantôt encore soliste à part entière.
Si les pièces sont parfaitement maîtrisées (tout est chanté par cœur !), si l’incarnation des textes est subtile et très convaincante, on notera un manque – voire, parfois, une absence – de contraste. Les nuances sont en effet largement cantonnées au mezzo forte et forte. Peut-être s’agit-il toutefois d’une impression provoquée par une acoustique peu encline à adoucir les sons.
La qualité du programme et des interprètes laissait présager le meilleur. Le public ne fut assurément pas déçu.