Est-ce la faute de René Pape s’il est abonné aux rôles de monarque ? Que peut-on chanter, lorsqu’on est une des plus grandes basses du monde, sinon des diables et des rois ? Boris Godounov valut en 2006 à ce chanteur, né en 1964 du mauvais côté du mur, le titre d’artiste de l’année décerné par l’ensemble de la critique allemande. Marqués de sa voix noire et de ses accents amers, Marke (Tristan und Isolde) et Philippe II (Don Carlo) sont de ceux que l’on n’oublie pas. Un récital de mélodies au Palais Garnier vient nous le présenter sous un jour plus intime.
Pourtant, c’est encore le potentat qui entre sur scène, l’air sévère, le visage fermé, comme s’il lui avait fallu s’extraire d’occupations régaliennes pour accomplir un devoir fastidieux. Déformation de l’oreille due aux expériences passées, les premiers numéros réveillent conjointement le souvenir de Dietrich Fischer-Dieskau et de « Ella giammai m’amo », le grand air de Philippe II : une certaine manière de colorer les sons empruntée à l’un, une inquiétude imitée de l’autre dans cette supplication qu’est « Bitten », le premier des six Gellert-Lieder de Ludwig van Beethoven. Puis, peu à peu, le Liedersanger transparaît derrière le chanteur d’opéra. Le souci du mot, la recherche de nuances en accord avec les émotions énoncées ou suggérées au gré des poèmes répondent aux impératifs d’un genre qui préfère la confidence à l’emphase. Qu’un applaudissement prématuré interrompe le cycle et c’est le souverain qui reprend ses droits, intimant l’importun au silence d’un geste autoritaire.
Dieu gronde parfois dans les psaumes mis en musique par Dvorak et René Pape consent à lui prêter quelques éclats de voix impressionnants. Concentré plus que recueilli dans cet ensemble de chants composés aux Etats-Unis en 1894, le pénitent ne se départ pas d’un orgueil non dépourvu d’arrogance. Méphisto affleure derrière l’ironie que l’on perçoit, peut-être à tort, sous une ferveur de circonstance.
Après l’entracte, comme souvent dans ce genre de soirée, l’interprétation se libère. Le lyrisme de « Come away death », l’une des trois Shakespeare Songs de Roger Quilter fait fondre la glace. Un cœur soudain bat. Ce n’est tout de même pas le réchauffement climatique exigeant la tenue immédiate d’une nouvelle COP 21 mais il y a, dans l’usage de la langue anglaise, avec ses consonnes moins heurtées, une décontraction, un balancement même, qui renvoie de la basse une image moins sévère. Crooner, René Pape ? L’hypothèse, farfelue en début de soirée, semble à présent moins absurde.
Les bis conforteront cette image d’un artiste plus humain et généreux qu’il n’y parait. « An die Musik » de Schubert, « Zueignung » de Strauss et une troisième mélodie, présentée en français comme une « berceuse ». « Merci » crie une petite voix dans la salle. « De rien » répond le chanteur d’un air terrible comme s’il allait la dévorer. Tapi dans l’ombre depuis le début de la soirée, vassal indispensable dont l’accompagnement a su se plier aux humeurs contrastées de chacune des partitions, Camillo Radicke vient timidement saluer. Si l’on apprécie ces trois titres supplémentaires offerts comme une faveur, on aurait cependant préféré que la soirée ne se prolongeât pas au-delà de mémorables Chants et danses de la mort.
Dans ce qu’il est coutume de considérer comme un des sommets de la mélodie russe, l’interprétation de René Pape se hisse à la hauteur de la partition : conteur quand le chant, dans « Kolybelnaïa », dépeint en un dialogue saisissant l’effroi de la mère à laquelle une Mort doucereuse arrache son enfant ; bestial lorsqu’à la fin de « Serenada », la voix clame triomphante à la jeune fille qui agonise « tu es à moi ! » ; âpre et cruel avec le paysan condamné au « Trépak » (qui, en russe, ne signifie pas trépas contrairement à ce que l’on pourrait penser, mais désigne une danse populaire ukrainienne, macabre en l’occurrence) ; effrayant finalement quand « Polkovodets » – le chef des armées, c’est-à-dire la Mort – vient piétiner sur des accords dissonants les ossements des guerriers tombés sur le champ de bataille, et d’autant plus terrifiant quand, la mélodie, écrite à l’origine pour une tessiture aigue, est confiée comme ici à une voix d’outre-tombe. Un silence glacé accueille cette vision apocalyptique avant que René Pape, d’un mouvement brusque de la main, ne donne au public le signal des applaudissements. Le roi est mort. Vive le roi !