De retour Salle Gaveau après un récital époustouflant il y a deux ans, Vivica Genaux choisit de surprendre en s’attaquant à un compositeur qu’elle a très peu fréquenté – Alessandro Scarlatti – et un autre dont l’écriture correspond peu à sa vocalité, de son aveu même – Haendel. L’artisan de cette surprise, c’est bien sûr Thibault Noally qui a concocté un programme réunissant des œuvres de ces deux maîtres, l’un, vieillissant, semblant passer le flambeau à l’autre, à l’orée de sa carrière, lors de son séjour italien. Les récents concerts de Thibault Noally et de son ensemble Les Accents, donnaient justement matière à ce programme, puisque l’on y retrouve plusieurs extraits de Rodrigo qu’ils présenteront à Beaune cet été, et du Mitridate Eupatore, à l’affiche l’an dernier de ce même festival bourguignon, à coté de raretés absolues. Raison de plus pour déplorer que Scarlatti père n’ait pas encore eu droit à une redécouverte d’ampleur, malgré plusieurs tentatives couronnées de succès ces dernières années (La Griselda par René Jacobs paru au disque, nombreux morceaux sur Opera Proibita de Cecilia Bartoli, récital entier de Daniela Barcellona). L’orchestre a semblé bien plus préparé et précis sur ces deux œuvres d’ailleurs : on admire toujours leur énergie, leur amour d’un son riche et robuste, leur collégialité et l’excellence de leurs solistes, splendides accompagnateurs sachant s’adapter à tous les imprévus. Plusieurs morceaux nous ont cependant semblé manquer de répétitions, occasionnant des départs parfois flous et des approximations vite emportées par un entrain débordant, propre à faire oublier qu’ils n’étaient que quinze sur scène.
Après l’ouverture d’Agrippina, il revient au plus jeune des maîtres d’ouvrir le bal. Rodrigo est un opéra bâti sur un livret épouvantable dans sa structure et médiocre dans son propos, mais qui recèle une musique si extraordinaire que la plupart de ses morceaux seront réutilisés et retravaillés dans ses opéras ultérieurs. C’est donc l’inspiration d’un génie dans toute la fougue de son ascension que l’on peut y entendre. L’air « Siete assai superbe » donnera l’incroyable « Pensieri » d’Agrippina, mais ici son flot de vocalises n’est pas tari par la souffrance, plutôt stimulé par l’éclair fulminant qu’elles illustrent. Vivica Genaux l’attaque dans une forme olympique, faisant montre de toutes les qualités qui fondent notre admiration et dont elle ne sera pas avare durant tout le concert : prononciation exacte, vocalises d’une précision remarquable, science belcantiste renversante des rythmes, du souffle et des couleurs. Avec les deux airs suivants tirés du Marco Attilio Regolo et d’Eraclea de Scarlatti, elle s’aventure clairement dans le registre de soprano avec un aplomb qui force le respect, n’hésitant pas à tenir de longues phrases (« l’anima mia ») dans un registre aigu où on la sent moins à l’aise. Elle s’aventure également dans des variations où la justesse n’est pas assurée, mais qui excitent terriblement l’auditeur et viennent soutenir une émotion que tant de mécanique vocale pourrait vite enterrer. Une brève sonate pour reprendre son souffle et les inédits continuent de pleuvoir. L’air de Neptune tiré de la sérénade Partenope lui permet, après un récitatif ciselé, d’habiter la ritournelle avec classe en toisant l’orchestre, avant d’interrompre la virtuosité du premier violon en pénétrant de façon fracassante dans le tissu orchestral. On remarque également la superbe cadence de la partie B de l’air, où ses graves semblent retourner des océans. Avec l’air de Mitridate Eupatore, moins de brillant mais tout autant d’art pour ces longues vocalises sotto voce qui semblent vouloir se réfugier dans le flot orchestral, avant une reprise da capo dont le canto di sbalzo fait resurgir le personnage. Cette gargantuesque première partie s’achève avec le « Pugneran con noi les stelle » de Rodrigo, qui deviendra « Abbruccio, avvampo e fremo » de Rinaldo, mais porté par la hargne et non l’effroi, le déluge d’ornements semble ici inextinguible.
Après l’entracte, retour à Mitridate Eupatore, avec l’air du tombeau de Laodice, où Vivica Genaux fait preuve d’une charge expressive toujours plus impressionnante et audacieuse. Il reviendra à Scarlatti de conclure le programme avec un air central et véloce parfaitement dans les cordes de notre diva chauffée à blanc. Avant cela, cette seconde partie est largement dévolue à Handel. « Non hò chor che per amarti » de la fallacieuse Agrippina est parfaitement maitrisé mais manque de mordant et d’ironie vocale ; si l’hypocrisie de cet air est bien rendue par de petits mouvements d’épaules qui en disent long, il faut attendre les « sara » plus secs et graves de la reprise pour leur trouver un écho musical. Suit un « Lascia la spina » très investi et soigné mais sans l’originalité nécessaire propre à renouveler notre intérêt pour cet air trop entendu. Prête à relever le challenge à venir, l’athlète se prépare pour sa prochaine performance et c’est le chef qui lui rappelle qu’un concerto pour cordes est censé lui permettre de retrouver des forces. Elle s’éclipse donc avec humour avant de revenir à l’attaque d’ « Un pensiero nemico di pace », pris à un rythme effréné (le plus rapide que l’on ait jamais entendu), qui n’est pas sans l’obliger à respirer au milieu de sa grande vocalise, mais la voit virevolter avec l’énergie d’un ouragan. Mauvaise surprise, la partie B beaucoup plus calme la saisit en plein tourbillon et elle est obligée de reprendre sa première phrase. Elle sort insatisfaite de ces montagnes russes, mais le public est ébouriffé. Tout l’opposé avec l’air sublime, final et fatal d’Acis, dont l’entropie vient contredire de façon bouleversante la démonstration de force de ce concert. Un seul bis, mais quel bis, l’air de tempête tiré du Viriarte de Hasse, interprété avec une grande finesse d’exécution et un impact décuplé par une navigation vertigineuse de la portée. Vivica Genaux semble plus curieuse que jamais d’explorer de nouvelles raretés et posséder des moyens vocaux et expressifs toujours plus à la hauteur de son ambition, pour le plus grand plaisir de son public.