Dans le cadre des célébrations du 150e anniversaire de la naissance de Maurice Ravel, la Philharmonie de Paris accueillait autour d’Elsa Dreisig un récital de mélodies qui allait des premières compositions du maître, avec la Ballade de la reine morte d’aimer (1893), aux splendides Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé de 1913. Puis, au quatuor à cordes de Ravel succédait La Bonne Chanson de Gabriel Fauré, non sans humour, car l’ancien professeur de Ravel et dédicataire du quatuor avait désapprouvé les audaces de son élève. Le Studio de la Philharmonie était pour l’occasion bondé, signe sans doute de l’enthousiasme soulevé par la soprano française qui a marqué les esprits parisiens en Juliette l’année dernière.
Grâce au collectif INTEGRAAL et à la politique d’inclusivité de la Philharmonie, la représentation est « chansignée » : deux artistes se relaient pour exprimer les paroles des mélodies par des gestes qui relèvent à la fois de la langue des signes et de la danse. Plus que de traduire, il s’agit de faire corps avec la musique, même dans les mesures non chantées, pour proposer de transcrire dans d’autres sensations les impressions sonores. Le résultat est assez hypnotisant : pour le spectateur valide qui ne connaît pas la langue des signes, la performance s’assimile à une danse tantôt mimétique, tantôt mystérieuse qui s’accorde bien avec la musique de Ravel. Le public est largement composé de personnes malentendantes, qui ont été, semble-t-il, comblées par l’expérience.
En plus du piano attentif et expressif de Célia Oneto Bensaid, le récital pouvait compter sur des musiciens de l’orchestre de Paris, qui ont accompagné les Trois Poèmes de Stéphane et La Bonne Chanson, et qui ont fait entendre le splendide quatuor de Ravel, dont se détachait particulièrement le violoncelle poétique de Manon Gillardot.
Côté chant, Elsa Dreisig a pour elle une voix fraîche, lumineuse, presque sans défauts : les registres sont parfaitement unis, la voix est libre jusque dans des aigus filés au vibrato irréprochable, les graves, un peu durs au début, finissent par résonner sans détonner alors même que ce répertoire semble mener la soprano à l’extrême de son ambitus. À cela s’ajoutent un legato et une gestion du souffle admirables, ainsi qu’une projection naturelle jamais forcée qui permet à Elsa Dreisig de se fondre dans l’ensemble instrumental sans se singulariser, surtout dans les Trois Poèmes de Mallarmé, où la soprano s’intègre avec bonheur à la palette sonore de l’ensemble instrumental. Tous les sons sont très beaux, toutes les phrases, toutes les notes sont là (jusqu’aux enthousiasmants « tralalilala » de Tripatos) et pourtant on regrette un petit quelque chose. La voix, qui affronte régulièrement et avec bonheur les sommets du répertoire lyrique, paraît un rien trop tubée, trop ronde pour ce répertoire. L’ensemble manque d’intimité et d’expressivité, au service des textes de Mallarmé ou de Verlaine. Peu aidée, il est vrai, par de régulières incursions dans le haut de la tessiture, la diction pourrait être plus soignée : certains vers nous échappent intégralement. De surcroît, sans doute pour éviter d’interférer avec le travail des artistes chansigneuses, Elsa Dreisig bouge peu et cet immobilisme semble avoir entravé en partie son interprétation. Le récital est trop court pour qu’on se lasse d’une voix aussi formidable, qu’on se pressera d’applaudir à nouveau dès que possible – en ayant oublié, sans doute, ce récital ravélien.