Une dizaine de compositeurs, de Monteverdi à Barbara Strozzi et Giovanni Felice Sances, illustrent ce soir cette période charnière du premier baroque italien. La thématique en est limitée à la déploration, au lamento, auxquelles Cavalli et les pièces instrumentales apporteront heureusement quelque animation et contraste, sinon lumière. Pour ce récital où Eva Zaïcik va déployer sa palette expressive, Stéphane Fuget a retenu trois de ses musiciens, dont la complémentarité à son jeu (il tient les claviers du clavecin et du positif) autorise tous les climats, renouvelés par de multiples combinaisons. On est bien dans un palais, ou dans un petit théâtre vénitien du temps, auquel ne manquent qu’un ou plusieurs violons. A la viole de Mathias Ferré et au théorbe de Massimo Moscardo, virtuoses dans telle ou telle pièce instrumentale, est associée la harpe de Marina Bonetti. Comme de coutume, Stéphane Fuget s’est totalement impliqué dans ce projet et anime l’ensemble depuis ses claviers : tout est partagé avec efficacité et les quatre instrumentistes ne font qu’un avec la voix, tous chantent.
Le programme s’ouvre sur le lamento « L’Eraclito amoroso » de Barbara Strozzi, maintenant bien connu des amoureux du baroque. Après l’introduction, sur son ostinato de quarte descendante, les quatrains vont dérouler la plainte de l’abandonnée. Si la composition sur des basses obstinées, motifs de passacaille, grounds est un procédé fréquent, on comprend mal le choix de l’« Usurpator tiranno » de Giovanni Felice Sances, où le même motif obsédant nous est imposé, d’autant que nous le retrouverons dans la seconde partie du récital. Choix délibéré, car la variété des formules autorisait un renouvellement de cette basse de lamento. Entre les deux, une belle passacaille instrumentale de Luigi Rossi, où le théorbe révèle la richesse de son jeu. Il en ira de même de la partie de viole, dans les diminutions sur « Ancor che col partire » (1), de Rognoni. Suit la rare et étonnante « Canzonetta spirituale supra la Nanna » de Tarquino Merula (2), berceuse que chante la Vierge à son enfant, où la tendresse se mêle d’affliction, liée à la prémonition de la crucifixion. Sur un ostinato douloureux, la-si bémol, répété 162 fois, rompu aux deux derniers quatrains, la progression inexorable est accablante. La ligne de chant d’Eva Zaïcik s’y déploie avec émotion. De Michelangelo Rossi, la « Toccata settima », du livre publié en 1657, est l’occasion – trop rare – d’apprécier le talent de Stéphane Fuget, dont on oublie parfois de souligner l’exceptionnel jeu des claviers. Enfin, un extrait d’« Il Giasone » de Cavalli apporte l’animation, la touche dramatique et la variété de cette première partie. Eva Zaïcik s’y confirme comme une belle tragédienne, nous régalant de son incroyable texte, servi par une voix mordorée, sensuelle comme pathétique.
L’emblématique « Lamento d’Arianna » de Monteverdi ouvre la seconde partie, moment d’émotion renouvelée. Cette lecture vaut tant par le chant, habité, d’une fraîcheur d’émission rare, que par son écrin instrumental, souple, épousant la prosodie. La tendresse douloureuse y est portée à son meilleur niveau. Le théorbe virtuose de Massimo Moscardo nous offre une série de variations de Piccinini, un classique toujours impressionnant. Puis des larmes amères de Mazzochi, publiées en 1630, que la Madeleine verse au travers d’un sonnet remarquable, où le positif et la voix mêlent leurs timbres pour cette vision très baroque. Barbara Strozzi va permettre ensuite au chant de s’épanouir sans ostentation avec une ligne très souple, où l’ornement fait partie intégrante de la mélodie. L’ostinato (motif signalé au début) fait sa réapparition, avant la dernière strophe. Un beau duo du théorbe et de la viole d’un extrait du premier livre de Falconieri (1650) va servir de transition avec un extrait du Xerse de Cavalli. L’air d’Adelanta (scène 18 du deuxième acte) est un tableau qui s’inscrit idéalement dans ce programme où l’ardeur, la sensualité et la plainte se conjuguent pour une émotion rare, et oppressante.
Deux bis viendront récompenser les auditeurs, conquis et chaleureux. Un extrait de l’Egisto (lamento sur ostinato) suivi d’un duo inattendu (le Pulchra es, des Vêpres de Monteverdi), puisque Claire Lefilâtre, dans l’auditoire, rejoint Eva Zaïcik, pour un bonheur renouvelé.
La chaleur qui règne alors devant le jubé de cette merveilleuse salle des Pôvres est telle que la fraîcheur de la cour des Hospices permet de retrouver la vie, après cette plongée éprouvante, quelles qu’aient été les qualités et l’engagement des interprètes.
(1) sur la célèbre chanson de Cipriano de Rore. (2) avec un surprenant retard, ce qui accroît notre impatience. Le programme attribue par erreur cette pièce à « Claudio Merula » (sic.), confusion avec Claudio Merulo.