On ressort entièrement conquis du récital que donnaient l’autre soir au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le baryton Matthias Goerne avec son partenaire pour cette série de concerts, l’excellent pianiste d’Evgeny Kissin. C’est une des particularités de Goerne de s’attacher à différents pianistes, en général des personnalités éminentes et des tempéraments très forts, et de construire son interprétation dans le cadre de cette confrontation. On se souvient de ses partenariats avec Alfred Brendel, Christof Eschenbach, Vladimir Ashkenazi, Leif Ove Andsnes ou Daniil Trifonov, à côté de collaborations à caractère plus permanent avec des spécialistes réguliers de l’accompagnement.
Tout le monde connait la carrière exceptionnelle de Kissin, enfant prodige né à Moscou, naturalisé britannique puis israélien, ses facilités techniques déconcertantes, son répertoire très large et sa personnalité très forte. Je ne sais lequel des deux artistes de la soirée est à l’initiative de cette proposition de collaboration, qui amène le pianiste vers des répertoires qu’il connait moins et des habitudes de concert différentes. Ses incursions dans le monde du Lied se limitaient jusqu’ici à quelques pièces de Schubert enregistrées avec Thomas Quasthoff dans le cadre du festival de Verbier. Et on ne contient pas facilement une personnalité comme la sienne, habituée à remplir tout l’espace, à mener le récit, à imposer ses choix. C’est particulièrement sensible dans Schumann, où le rôle du piano est si complémentaire au chant, si directement associé à lui, qu’il ne souffre pas la moindre discordance d’intention ou de conception, même lorsqu’il s’épanouit en de généreux et magnifiques postludes. Les deux tempéraments s’affrontent, le pianiste tirant la couverture à lui et tentant, sans succès, de mener le chanteur vers plus d’extériorité, vers un drame moins habité mais plus démonstratif.
Dans Brahms, où l’écriture pianistique est plus fournie, plus rhapsodique, il s’agit davantage de créer un climat, une couleur sonore qui viendra soutenir la voix. Les deux artistes s’accordent très bien dans cette veine-là, même si le piano fort sonore et très percussif de Kissin couvre souvent son partenaire dans le registre grave.
Goerne, dans un programme qui lui est pourtant très familier, chante ce soir avec lunettes et partitions ; il semble aussi avoir définitivement renoncé au cérémonial figé du récital de Lieder dont il supporte mal le carcan : le corps bouge beaucoup. Dans une sorte de danse incantatoire qui accompagne la ligne vocale, le chanteur s’engage avec énormément de liberté et d’expressivité, investit chaque mot, chaque note, en perpétuelle recherche de sens et d’émotion. Centré autour du poète Heinrich Heine et de son univers particulier, fait de romantisme exacerbé, d’humour décalé et d’une noirceur quasi constante, le programme confronte Schumann à Brahms, avec le Dichterliebe pour pièce de résistance. Seule la dernière partie du programme fera intervenir d’autres poètes, mais dans une veine guère différente. Autre particularité, il chante ce long programme (une heure vingt) sans interruption, enchaînant les parties les unes aux autres, sans prendre le moindre répit, au risque d’une certaine fatigue vocale, et sans laisser au public l’occasion d’applaudir. Il construit ainsi une progression dramatique continue, un véritable voyage émotionnel émaillé de nombreux moments de grâce.
L’interprétation de Goerne est magistrale de bout en bout, d’une remarquable intensité, d’une liberté absolue, qui emmène l’auditeur aussi loin que possible dans l’émotion. Il choisit le plus souvent des tempi très lents, ce qui entraîne parfois des respirations supplémentaires qu’on jugerait fautives chez un débutant, mais dont on se fiche pas mal ici tant elles sont bien faites. Le débit vocal suit le rythme du texte, peaufine les intentions, s’étale librement, surprenant plus d’une fois un pianiste sans doute habitué à plus de rigueur et moins de spontanéité.
La voix de Goerne évolue avec l’âge, elle s’enrichit dans le registre grave sans pour autant perdre les magnifiques couleurs qu’elle a toujours eues dans le medium – et même le haut medium, registres que le chanteur aborde en allégeant l’émission, en la plaçant très en avant du masque au risque d’une certaine nasalisation, mais qui permet une large palette et une diction très claire. Hélas, le piano très incisif et très présent de Kissin ne permet pas de tout entendre de ces subtilités, même si le résultat global reste du plus haut niveau et si les propositions des deux artistes maintiennent sans cesse l’attention du public en éveil.
Une longue standing ovation, suivie d’un seul bis, Lerchengesang op.70-2 de Brahms, chanté avec simplicité et émotion, viendra clore cette très belle soirée.