« Vers la flamme » : le titre de l’œuvre de Scriabine pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’ensemble du programme de ce récital, très cohérent et inspiré. De la foi catholique au polythéisme des mythes finlandais ancestraux, les trois compositeurs à l’honneur ont en commun une fascination pour le mystique, la transcendance et le rituel. La relative rareté de ces œuvres et l’intelligence de leur agencement forment pour nous une première promesse alléchante. En y ajoutant les noms des deux interprètes, voici même l’annonce d’un concert à coup sûr luxueux, original et intrigant. Elle, muse d’innombrables compositeurs et metteurs en scène, créatrice incontournable, a su au long de sa carrière renouveler l’image des répertoires contemporains par son engagement total. Lui, à l’origine connu pour le grand répertoire pianistique (Liszt, Ravel), accumule depuis quelques années les projets hors des sentiers battus, et mène l’une des carrières les plus exigeantes du monde du piano français. Leur duo tourne déjà depuis quelques temps, autour de la figure de Messiaen auquel ils ont consacré un album en mai 2024. On se demandait pourtant à quoi allait ressembler leur combinaison, car s’ils partagent un même répertoire, les qualités de l’un n’ont pas grand chose à voir avec celles de l’autre. Finalement, le récital aura réservé peu de surprises par rapport à ses promesses, avec beaucoup de motifs de satisfaction, et quelques frustrations.
On débute la soirée avec les Chants de Terre et de Ciel, composés par un jeune Messiaen sur ses propres textes. Inspiré par sa récente paternité, il y mêle des éléments religieux aux moments passés avec son fils et sa compagne de l’époque, la fameuse « Mi ». Le résultat est fascinant, et assez étonnant, notamment par la douceur à hauteur d’homme qu’on y trouve par instants, peu habituelle chez le compositeur. L’extase, l’angoisse existentielle qu’on entend dans les passages religieux sonnent plus familiers. Musicalement, on reconnaît la densité de l’écriture harmonique, le goût pour les mesures rythmiques irrégulières, ainsi que les influences grégoriennes et extra-européennes.
Dès la première mesure du Bail avec Mi, on est séduit par l’excellente facture de ce qu’on entend : tout est équilibré, en place, et le texte sonne tout à fait clairement. La musique de Messiaen paraît limpide, grâce au bon mélange de précision et de souplesse. Pourtant, on est surpris du choix d’interprétation. Pour symbolique qu’elle soit, il nous semble que cette mélodie est caractérisée par une certaine humilité, aussi bien dans le texte que dans la musique. Elle fait partie des « chants de terre » plutôt que « de ciel ». Or, avec ces effets de soufflets à la voix, ce soin fait à chaque harmonie, on est déjà dans le domaine de l’extase, un peu trop tôt à notre goût. Par ailleurs, si la prononciation du français est exemplaire, la multiplication des effets nuit à la compréhension du sens. C’est moins gênant pour la mélodie suivante, Antienne du silence. Il y a manifestement un choix de suivre deux discours distincts au piano et à la voix, ce qui peut faire sens pour celle-ci.
La Danse du Bébé-Pilule nous surprend par sa surarticulation rythmique, avec des appuis très marqués. Tout cela est très probant musicalement, avec un résultat vigoureux et balancé, mais parfois à la limite du contresens poétique : ce bébé là semble avoir l’énergie de dix hommes adultes. On retrouve les défauts de la première mélodie dans l’Arc-en-ciel d’Innocence. C’est très beau, luxueux même, mais on ne comprend pas la lecture qui est faite du poème.
Le temps de Minuit pile et face, on oublie toutes nos réserves. Il s’agit du sommet d’expressivité du cycle, sorte de délire angoissé qui se conclut par le souvenir apaisé de la paix intérieure que l’on pouvait ressentir enfant. Le duo en livre une interprétation impressionnante, par le très haut degré de réussite instrumentale, mais aussi en lui donnant une urgence, un sentiment de détresse intense qui nous laissent stupéfaits.
Puis vient la fin du cycle, Résurrection, et on est de nouveau perplexe. On a l’impression d’être encore dans l’intensité du morceau précédent, sans gradation, et sans nuances au sein même de la mélodie : le poème est pourtant très sectionné, avec une alternance entre la voix poétique et celle du Christ, mais on ne perçoit absolument pas ces démarcations. Cette énergie est très efficace, très assumée, et cohérente avec la lecture des pièces précédentes, mais nous semble accorder peu de place au texte encore une fois.
Ce premier passage se conclut donc avec une impression mitigée. Le très haut niveau d’exécution nous conforte dans nos attentes mais l’interprétation nous paraît trop univoque, voire superficielle. La plupart des effets convoqués font sens dans une lecture purement musicale, mais se heurtent trop au texte poétique. Cet investissement permanent, un peu démonstratif, cachent pour nous une vision un peu rapide de l’œuvre. Attention cependant, le tout reste impressionnant, séduisant, et on préfère ce genre d’hédonisme à l’âpreté des versions historiques de la musique de Messiaen.
Pour poursuivre, Bertrand Chamayou donnait deux pièces de Scriabine, le Poème-Nocturne op.61 et Vers la flamme, op.72. Ce sont deux œuvres de la dernière période du compositeur, celle dans laquelle il a trouvé sa voie la plus personnelle, dans le sillage de son grand poème symphonique Prométhée. Très influencé par la philosophie et la théologie, il y développe son propre mysticisme, souvent en lien avec des images cosmiques.
Le Poème-Nocturne est une œuvre un peu déconcertante, faite d’élans et de respirations, emplie de désir et toute dirigée vers une extase qui ne s’exprime jamais pleinement. La version de ce soir fait honneur à l’écriture harmonique de Scriabine, la qualité d’oreille de Chamayou assurant un suivi très clair. On reste un peu sur notre faim en terme de sensualité et d’abandon cependant : la définition du jeu du pianiste, qu’on apprécie tant, nous apparaît ici comme un frein au mystère et à l’émotion.
Vers la flamme est très réussi à nos oreilles. Là encore, c’est une version personnelle, assez loin de la liberté agogique de certains enregistrements. Le rythme initial ne connaîtra ainsi quasiment pas de variation au long de la pièce. Et pourtant, on ressent complètement cette trajectoire vers « l’embrasement final de l’univers » que désignait Scriabine. Plutôt que de passer par le rythme pour conduire son discours, Chamayou se sert d’éléments harmoniques et surtout construit progressivement une ouverture sonore assez saisissante. Qu’on aime ou pas cette esthétique pour Scriabine, il faut dire que cette interprétation a du souffle.
Le récital se terminait avec l’impressionnant Jumalattaret de John Zorn, écrit en 2012. Le compositeur, avec lequel Barbara Hannigan semble entretenir une relation d’amitié et de travail privilégiée, a un parcours assez atypique. D’abord identifié dans le monde du jazz, notamment en tant que saxophoniste, sa musique s’est aussi beaucoup nourrie de la pratique de l’improvisation libre. On trouve dans ses influences des compositeurs expérimentaux comme John Cage aussi bien que des compositeurs de musique de film. C’est une œuvre plurielle, souvent surprenante, qui s’est renouvelée tout au long de sa carrière.
Avec ce cycle assez imposant, il fait le portrait musical de 9 déesses et esprits issues du Kalevala. Cet ouvrage littéraire est un pilier de la mythologie finlandaise, écrit au XIXe en regroupant des poèmes ancestraux transmis oralement au sein des différents peuples finno-ougriens (notamment les Sami et les Caréliens). Zorn en reprend quelques brefs extraits textuels, essentiellement pour le prélude et le postlude, la voix étant la plupart du temps en onomatopées ou vocalises pour le reste. La musique est extrêmement riche, révélatrice de toutes les influences du compositeur, du jazz soft au contemporain expérimental, et très demandante pour la virtuosité des deux musiciens. Elle demande aussi un engagement jusqu’au-boutiste pour assumer une partition avec peu de temps de repos qui convoque souffles, rires, râles en plus des modes d’écriture traditionnels.
C’est à la fois le clou du spectacle et celui qui génère le plus de frustrations pour nous. Le clou du spectacle car la performance est bluffante : elle d’une agilité hors norme sur une tessiture de plus de 2 octaves, alternant entre suraigus parfaitement placés et graves en voix de poitrine jamais appuyés ; lui d’une précision absolue jusque dans les traits les plus longs et les plus inconfortables. La musique pourrait permettre des différenciations plus franches entre les divinités, mais comme les bouts de texte sont assez abstraits on est moins gêné que dans le Messiaen. L’interprétation repose davantage sur l’aspect incantatoire, rituel amorcé par le prélude que sur les mythes en soi. À cet égard elle est très convaincante, même fascinante et le public lui réserve un accueil enthousiaste.
La vraie frustration se situe pour nous dans la gestion du duo. Cette dernière partie confirme ce qu’il nous semblait percevoir dès le début du concert : deux musiciens qui ne jouent pas sur le même plan musical. Tous les repères sont parfaitement calés, tout est synchronisé, l’équilibre est bon, mais le discours ne nous semble pas construit et vécu d’un commun accord. C’est une vision de la musique de chambre qui est assumée et fonctionne dans son genre. Néanmoins, du fait du contraste entre l’extraversion naturelle d’Hannigan et l’humilité de Chamayou, on approche parfois d’une vision conventionnelle et réductrice du duo chant-piano, avec une soliste et un accompagnateur. Avec de tels artistes, qui n’ont plus à prouver leur singularité, on aurait aimé voir de la modernité aussi dans leur relation en musique et sur scène.
La soirée promettait d’être luxueuse, intense et rare : elle l’a été. Elle a même paru trop courte tant ces musiques sont captivantes quand elles sont défendues à ce niveau d’incarnation. On aurait cependant aimé que cette intensité soit nuancée par plus de poésie et de subtilités, que le répertoire permettait. Reste qu’à notre connaissance, la version du cycle de Messiaen que nous avons entendu ce soir dépasse en beauté plastique toutes les autres références.