Ce soir-là, la grande salle de la Philharmonie de Paris est pleine à craquer. Mais la rumeur sourde qui s’en dégage a quelque chose d’inhabituel. Les visages, souriants ou crispés, disent l’impatience. C’est une idole que l’on vient adorer. Jakub Józef Orliński est-il vraiment ce vénérable phénomène du monde lyrique ? En pleine promotion de son dernier opus Beyond avec l’ensemble Il Pomo d’Oro, une chose est sûre, c’est qu’avant même d’avoir pénétré dans la salle, le contre-ténor polonais semble avoir jeté un sort à l’auditoire…
Difficile pourtant de partager cet enthousiasme une fois le concert commencé. Drapé dans une longue cape noire brodée de fils dorés, en harmonie avec les costumes des musiciens d’Il Pomo d’Oro, le contre-ténor fait son entrée d’un pas assuré dans la pénombre avant de rejoindre le faisceau lumineux au centre de la scène. C’est parti pour le show. Durant presque deux heures bis inclus, chaque air, y compris les morceaux purement instrumentaux, fera l’objet d’une sorte de jeu théâtral maladroit et poseur. Il y a en vérité une certaine générosité à chercher à renouveler ainsi le format traditionnel du récital qui a beaucoup vieilli et qui, à de rares exceptions, remplit de moins en moins les salles. Mais encore faut-il savoir le faire avec goût et professionnalisme. Dans ce cas précis, le cabotinage constant du contre-ténor se fait malheureusement au détriment de l’essentiel, c’est-à-dire de la musique, et donc de l’émotion. Même lorsque Il Pomo d’Oro joue seul, le chanteur ne peut s’empêcher d’arpenter la salle à la recherche de l’attention des spectateurs, comme si cela ne l’intéressait pas d’écouter ses collègues musiciens. Cette obsession de l’image est difficile à cautionner.
Et pourtant, Jakub Józef Orliński ne manque certainement pas de talent. Malgré une acoustique franchement peu idéale où la voix perd en netteté et en clarté, on entend bien que sa technique vocale est solide : beaucoup d’homogénéité dans le timbre et dans l’émission de la voix sur toute la longueur de la tessiture, très beau legato dans le phrasé. Le son est droit, parfaitement projeté. La voix est toute tracée. Et c’est sans aucun doute dans les airs les plus lents et les plus tendres que la musicalité du contre-ténor affleure véritablement, comme dans le très beau « Incomprensibil nume » extrait du Pompeo Magno de Francesco Cavalli, ou encore « Lungi dai nostri cor » de Sebastiano Moratelli tiré de La Faretra smarrita. Si l’ensemble Il Pomo d’Oro joue à peine ce jeu du cabotinage, on apprécie l’excellence de ses musiciens à l’incroyable virtuosité, dotés d’un très grand sens de la musicalité et du dialogue que l’on peut particulièrement savourer dans la Sonate pour deux violons en Fa majeur de Johann Kaspar Kerll.
Si le public applaudit chaleureusement chacun de ces petits numéros – et le public n’a-t-il pas toujours raison ? –, on est en droit de se demander s’il n’y a pas dans ce show une grande part d’esbroufe. Comme s’il fallait à tout prix divertir le spectateur par peur qu’il s’ennuie. Comme si le bruit du paraître était plus fort pour l’artiste que la musique de son intériorité. Mais en renonçant à l’authenticité, en renonçant simplement à faire de la musique avant toute chose, il prend le risque de s’éloigner de son art, et par là même de son public.