Quel bonheur de voir la salle rouge et or strasbourgeoise de l’Opéra national du Rhin pleine à craquer pour un récital… Et quelle riche idée d’avoir installé une scène flottante au-dessus de la fosse d’orchestre, ce qui permet de rapprocher et d’immerger les artistes dans le public et de créer immédiatement une complicité avec des spectateurs visiblement conquis d’avance (on ressent une certaine fièvre avant le spectacle). Excellente idée également de proposer des surtitres pour l’ensemble d’un récital de près de deux heures, ce qui permet aux néophytes ou aux oreilles aguerries néanmoins peu familières à certaines mélodies polonaises plutôt rares de profiter pleinement du spectacle. Déjà venu et célébré en 2022 dans le même lieu, le contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński nous fait la grâce de récidiver pour l’ouverture de la saison des récitals avec un programme alléchant, oscillant entre des compositions baroques anglo-italiennes et des mélodies du xxe siècle rares ainsi que des œuvres écrites pour une autre tessiture qu’on découvre ici avec surprise et intérêt.
Accompagné de son compatriote et pianiste attitré Michał Biel, notre irrésistible contre-ténor nous offre un numéro de haute volée, où tout semble à la fois très naturel et diablement sophistiqué. Le répertoire oscille sans cesse entre les attendus Haendel et Purcell, sans oublier le plus méconnu Luca Antonio Predieri, maître de chapelle à la cour des Habsbourg à Vienne, et des œuvres rares de deux compositeurs polonais du siècle dernier. Plus surprenant, Franz Schubert vient compléter cette programmation déroutante à première vue, mais d’une grande fluidité à l’oreille. Airs de bravoures et mélopées langoureuses, nostalgiques ou désespérées se succèdent et alternent sans que l’on s’ennuie une seule seconde. On peut compter sur le jeune artiste pour cela : il est connu que le chanteur aux onze millions de vues cherche à intéresser les jeunes à la musique classique, notamment par les publications Instagram, ses prestations scéniques où il se fend de quelques pas de breakdance et bien sûr, le choix d’un répertoire où la séduction prime.
Et le charme opère, jusqu’à l’envoûtement. Une partie du public, apparemment peu au fait des usages, applaudit frénétiquement après chaque air, sans attendre la fin d’un cycle, ce qui agace les puristes mais que le bel éphèbe ne cherche pas à combattre, bien au contraire ; il commence d’entrée de jeu à gratifier son auditoire d’un petit discours en français gracieusement et délicieusement hésitant, lui accorde ensuite d’incessantes roulades d’yeux et le comble d’une gestuelle de poupée mécanique à la chorégraphie faussement maladroite. Le corps bien droit est avare de mouvements, mais une inclinaison de la tête différente à chaque accord habille la musique avec sensualité et art rompu de la présence scénique. Difficile de quitter des yeux le superbe adonis qui, à la manière des grands du cinéma muet, avec notamment de faux-airs de Harry Langdon, rend encore plus expressifs les troubles et les émois des personnages qu’il incarne. Son complice l’accompagne avec brio et une science du toucher qui laisse rêveur : silhouette et mains arquées d’une expressivité de comédien aguerri, la technique du musicien formé comme son compère à la prestigieuse Juilliard School est impressionnante de netteté et de virtuosité.
Jakub Józef Orliński est en grande forme. Beauté du timbre, qualité de projection, couleurs chatoyantes et longueur stupéfiante de la voix, tout cela est au service des plus subtiles nuances et infimes changements d’humeur des personnages. Si on peut lui reprocher une prononciation de l’allemand qui manque de clarté, l’artiste habité et virtuose nous oblige à écouter Schubert dans une tessiture à laquelle nous ne sommes pas habitués, ce qui est furieusement excitant.
Ovationné par le public au terme du concert, le tandem nous offre en cadeau deux mélodies de Purcell qui se terminent par une petite facétie du chanteur, avec une ébauche de breakdance : main à terre et roue très photogénique exécutée avec nonchalance, le public est ravi et bisse, prêt à écouter et regarder son idole jusque très tard. Las, alors que la salle était plongée dans le noir pour mieux exposer les interprètes en pleine clarté, les lumières de la salle se rallument et les fans se résignent sagement à laisser partir leur idole, qui les gratifie d’un dernier sourire. Qui aurait envie de bouder son plaisir ? Aussi beau à regarder qu’à écouter, on attend avec impatience le retour de ce phénomène vocal qui se bonifie avec le temps et se prépare à nous offrir, après son superbe et plus que remarqué CD Beyond, un nouvel opus Let’s Barock, attendu pour la fin septembre 2024.