Quand on a eu la chance de voir à plusieurs reprises un récital de Jonas Kaufmann, on attend le prochain avec un mélange d’impatience et de logique comptable : on a hâte, mais hâte de retrouver ce qu’on a déjà entendu la fois d’avant, et qui nous a tant émerveillés. On est avide de répétition, désireux de redite. Bref, on veut notre comptant, parce que Kaufmann, comme tous les chanteurs qui excellent dans l’exercice, a su faire de ses récitals une sorte de rite. La fébrilité qui précède son entrée en scène, les pianissimi impalpables qu’il égrène au long du programme, les ovations qui couronnent la soirée, les paquets cadeaux tendrement enrubannés qu’amènent, devant la scène, des files d’admiratrices chenues, tout cela est codifié, peut prêter à sourire, mais dit, au fond, la place unique de ce ténor dans le monde musical d’aujourd’hui.
Alors, les risques pris par cet artiste, qui pourrait se contenter de refaire ce qu’il a déjà fait mille fois pour combler un public déjà acquis à sa cause, mais qui choisit toujours la difficulté, forcent encore l’admiration. De risques, de pièges, cette tournée européenne n’en manque pas : les Liszt qui ouvrent le concert assurent à Kaufmann, a priori, un démarrage en douceur, dans un répertoire qu’il explore depuis longtemps. Seulement, l’arrogance avec laquelle il entonne « Vergiftet sind meine Lieder » place d’emblée très haut le niveau d’exigence de l’auditeur, les silences et les ruptures d’« Es ar König von Thule » désorientent et captent l’attention tout à la fois, le discours décousu, plein de pauses et de rebonds, des « drei Zigeuner » signale une époustouflante maîtrise du discours, une musicalité authentique. Et ce n’était que le début ! Les Rückert-Lieder qui suivent sont impitoyables : sans le soutien opulent d’un orchestre, avec le seul piano, certes archi-sûr mais un peu dur, d’Helmut Deutsch, la voix affronte sans fausse pudeur les changements d’humeurs et d’harmonies de l’écriture de Gustav Mahler. Ainsi exposée, elle est presque douloureuse dans « Ich atmet’ einen linden Duft », où l’intégrité du timbre, et jusqu’à l’intonation, cède parfois face à la recherche de l’inflexion juste, du bon accent, qui seule semble préoccuper Kaufmann. Et que de risques, encore, dans ce fantomatique « Ich bin der Welt abhanden gekommen », dans cet étonnant « Um Mitternacht », ombrageux, presque rageur !
Les pages les plus vives du cycle flattent un instrument que l’on a jamais senti aussi à l’aise quand il s’agit de montrer de la force, de l’héroïsme, et parfois un soupçon de rudesse. Les pièces de Wolf qui ouvrent la seconde partie y gagnent en sève et en piquant (« Das ist ein Brausen und Heulen », ou « Es blasen die blauen Husaren », conduit comme une véritable saynète). Mais les Quatre derniers Lieder de Strauss renouent, ô combien, avec le risque : pas tant celui qui consiste à chanter un cycle où les voix d’hommes sont ultra-minoritaires (un autre ténor, Pavol Breslik, l’a également donné il y a quelques jours, dans sa version orchestrée, à Bratislava) que celui de mettre à nu, une fois de plus, la trame même de la voix. Les vocalises émaciées de « Frühling », la multiplication des éraillements à mesure que la soirée avance, voilà qui inquiète. Il faut le souffle long de « September », les lignes tortueuses mais plus apaisées de « Beim Schlafengehen » pour être rassuré ; et « Im Abendrot », forcément, bouleverse et renverse une salle qui obtiendra quatre bis. L’audacieux, disait Bernanos, préfère son risque à sa gloire : ce soir les deux n’avaient rien d’incompatible !