Lorsqu’ils sont à court d’idées ou d’inspiration, les journalistes recourent parfois à des questions standardisées, mais néanmoins efficaces – c’est ce qui fait leur force : chantez-vous sous la douche ? Quel livre/enregistrement/œuvre d’art/… emporteriez-vous sur une île déserte ? Avec quel auteur/compositeur/… décédé aimeriez-vous partager un repas ? Ces questions ont un avantage certain : elles ne sont pas inattendues mais, pourtant, donnent le sentiment au lecteur d’accéder à une part d’intimité. Le critique – ce personnage bizarre au statut ambigu – est bien là pour donner son avis (émettre sa « critique ») et, pourtant, l’on attend de lui une objectivité certaine ou, du moins, des arguments permettant à son avis de prétendre à l’universalité (ce critique est donc sans doute kantien). Idéalement, une critique pertinente – ou, du moins, honnête – devrait faire droit à ces deux exigences et concilier le subjectif et l’objectif. Livrons nous à l’exercice.
Quelle(s) pièce(s) emporterais-je sur une île déserte ? « Le spectre de la rose » (Berlioz, Les nuits d’été) et « Wiegenlied » (R. Strauss).
Quelle chanteuse me touche au plus profond par son seul timbre, indépendamment de toute interprétation ? Joyce DiDonato.
Le lecteur sait maintenant à quoi s’en tenir : l’objectivité du critique est, au mieux, un idéal et, au pire, une supercherie. Mais c’est d’art lyrique que nous parlons – d’art lyrique mais aussi d’émotions et de ressentis – et c’est donc depuis un fauteuil particulier que nous écrivons. Si l’on veut que la critique garde un sens, il suffit d’admettre qu’elle est toujours située.
Ces précautions méthodologiques posées, venons-en à la prestation qui nous occupe. Articulé autour de pièces de Berlioz et Richard Strauss, le programme du récital donné par Joyce DiDonato et le Borusan International Philharmonic Orchestra, dirigé par Carlo Tenan, tire sa cohérence de ces deux compositeurs et, sans doute plus fondamentalement, du rapport affectif de l’interprète aux pièces choisies. Les Lieder et autres airs sont en effet extraits des cycles (ou des opéras) dans lesquels ils s’inscrivent, ce qui ne dessert nullement l’homogénéité du propos. Les pièces sont connues, certaines ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’enregistrements, et l’on s’étonne dès lors de voir la chanteuse souvent rivée à ses partitions. Mais c’est ce que nous entendons qui importe.
Le Borusan International Philharmonic Orchestra ouvre le programme par la « Marche hongroise » de La Damnation de Faust. Le ton est martial, comme il se doit, mais manque néanmoins d’une souplesse qui amènerait davantage de mouvement (imagine-t-on une marche figée ?). Les cuivres sont lumineux et les cordes puissantes et homogènes. D’emblée, l’on entend un orchestre engagé et dynamique – incisif même dans la « Grande fête chez Capulet ».
Le premier air de la mezzo, « Premiers transports que nul n’oublie » (Berlioz, Roméo et Juliette), est un condensé d’émotions : quelques arpèges de harpe et une première phrase menée d’un seul souffle dans un legato parfait suffisent à exprimer la maîtrise d’une interprète accomplie. On connaît son timbre : rond, velouté, enveloppant et même caressant. La projection est naturelle et le souffle, jamais pris en défaut, toujours au service de la phrase. D’une manière générale, toutefois, les fins de phrases amenées en decrescendo pourraient être mieux menées à leur terme. Le « D’amour l’ardente flamme » (Berlioz, La Damnation de Faust) déçoit un peu, peut-être parce que la magie du timbre n’opère plus aussi intensément. L’investissement dans le texte est moins abouti et les graves atteignent leurs limites, amenant la chanteuse à « poitriner » certaines notes. Le dialogue avec le cor anglais est superbement mené et son « dans ce baiser d’amour », presque chuchoté à la fin, est un instant fugitif mais sublime.
« Le spectre de la rose » (Berlioz, Les nuits d’été) clôt la première partie. Ici, les graves sont larges, pleins, somptueux et toujours lumineux (au regard de la pièce qui précède, ils sont amenés très différemment). On relève quelques défauts de prononciation qui étonnent quand on connaît la qualité habituelle des interprétations de la mezzo (des sons comme le « ou » de « tout » ou « ui » de « suis » sont fondus en une longue voyelle américanisante) – sans doute s’agit-il d’inattention et d’un petit manque de préparation. Mais, au-delà de ces commentaires techniques sans grand intérêt, il importe d’abord de souligner l’investissement d’une interprète au sens plein du terme. Joyce DiDonato vit ce qu’elle chante, et si une voyelle dissidente traîne encore, il est évident qu’elle a une compréhension parfaite de son texte et qu’elle rend les émotions qu’il demande avec une justesse absolue.
L’orchestre ouvre vaillamment la seconde partie du récital avec la suite de Der Rosenkavalier (R. Strauss). Le défi est d’envergure, tant par la longueur de la pièce, que par sa difficulté évidente d’interprétation. Défi globalement relevé, avec une pointe adéquate de pathos maîtrisé. Les transitions pourraient toutefois être amenées de manière moins abrupte et plus fluide (ce qui est d’une difficulté redoutable dans cette musique où tout n’est que retenue et relâchement).
Dans le « Wiegenlied » (R. Strauss), on regrette un orchestre trop présent, là où son intervention devrait rester diaphane. Le parti-pris semble avoir été de proposer une interprétation exploitant le côté sombre du lied. Cela peut surprendre mais se comprend dès lors que l’on admet qu’il ne s’agit pas seulement d’amour, mais peut-être aussi de mort : « da die Blume seiner Liebe diese Welt zum Himmel mir gemacht ». Le « Muttertändelei » (R. Strauss) est léger mais les petites vocalises qu’il contient auraient pu être mieux dirigées, ce qui aurait sans doute évité certains assombrissements de la voix. « Morgen » puis « Zueignung » (R. Strauss) clôturent le récital par une démonstration de maîtrise vocale et interprétative exemplaire.
Au terme de l’écriture de ce texte, il semble que le partage objectif-subjectif renvoie à un partage technique-émotions. C’est que l’exercice demande à être encore affiné. Quoi qu’il en soit, à l’opéra, ce sont les émotions qui importent.