C’est à la salle Gaveau que Karine Deshayes a fait sa rentrée parisienne dans un programme de mélodies et de lieder remarquablement construit autour quelques pages célèbres pour s’achever avec l’un des cycles les plus émouvants composés pour une voix féminine. La première partie est consacrée à Mozart et Schubert. Aucune rareté mais des mélodies familières que le public semble ravi de redécouvrir par la mezzo-soprano qui en aborde certaines pour la première fois. « Das Veilchen » permet à la chanteuse de se chauffer la voix avant « Als Luise die Briefe » véritable scène dramatique interprétée avec toute la véhémence requise et le soutien du piano incisif de David Fray. Dès lors le spectateur comprend que la soirée s’annonce grandiose. Les deux derniers lieder viennent conforter cette impression notamment « Abendempfindung » susurré sur le ton de la confidence avec un timbre clair et un legato subtil. Les cinq pièces de Schubert qui suivent permettent à la chanteuse d’exhiber ses talents de diseuse grâce une diction claire et précise, L’attente désespérée de Marguerite ( « Gretchen am Spinnrade ») s’exprime avec une grande simplicité dénuée d’affectation tandis que le piano excelle à évoquer le mouvement lancinant du rouet qui va s’accélérant de manière obsédante. Les mots « sein Kuss » sonnent comme un cri de désespoir auquel fait écho la phrase « an seinen Küssen vergehen solit’ » aux accents poignants avant la résignation des deux derniers vers. Un grand moment d’émotion. Changement d’atmosphère avec le délicat « Nacht und Träume » où la voix éthérée de la chanteuse crée un climat onirique et apaisé, tout en demi-teintes, secondé par le toucher fluide et délicat de son complice qui semble effleurer à peine les touches de son instrument. Le cycle s’achève avec le rythme bondissant et les accents espiègles de « An Sylvia » qui succède aux éléments déchaînés que le piano traduit magnifiquement dans « Die junge Nonne ».
C’est avec Reynaldo Hahn que débute la seconde partie. Les accents nostalgiques dont la chanteuse parsème « A Chloris » et les délicats pianissimi qu’elle dispense dans « L’Heure exquise », notamment sur la dernière note longuement tenue, enchantent les spectateurs. « La Barcheta », sur un texte en dialecte vénitien, avec ses lentes vocalises et son rythme envoûtant, joliment ciselée par la mezzo-soprano, conclut en beauté ce groupe de mélodies.
La soirée s’achève avec Frauenliebe und Leben que Schumann avait composé deux mois avant son mariage avec Clara sur des poèmes d’Adelbert von Chamisso. Ce cycle évoque en huit parties les grandes étapes de la vie d’une femme, depuis sa rencontre avec l’être aimé jusqu’à son veuvage. Nombreuses sont les cantatrices qui ont abordé ces pages, tant à la scène qu’au disque, et le public qui attendait l’interprétation proposée par Karine Deshayes n’aura pas été déçu. La cantatrice qui avait déjà abordé l’œuvre par le passé en a donné une version sensible et attachante. Soulignons, le soin avec lequel le texte est déclamé et sa tentative louable de créer pour chaque lied le climat qui lui est propre, les prémices de l’amour, l’amour passion, le bonheur conjugal, l’amour maternel et finalement le deuil. Nul doute qu’avec le temps elle approfondira encore son interprétation tant ce cycle sied idéalement à ses moyens comme en témoignent le timbre lumineux de la chanteuse, sa voix solide dont la dynamique lui permet d’alterner de subtiles demi-teintes pour évoquer les émois de l’héroïne et d’impressionnants éclats pour clamer sa passion ou crier son désespoir comme dans la première phrase du dernier lied « Nun hast du mir den ersten Schmertz getan ».L’effet est rendu d’autant plus saisissant sur cette phrase par David Fray qui fait sonner son piano comme un glas lugubre. Tout au long de la soirée, le musicien s’est imposé davantage comme un partenaire que comme un accompagnateur. Sa première collaboration avec Karine Deshayes constitue une éclatante réussite qui trouve son acmé dans ce cycle dont la riche écriture pianistique lui offre l’occasion de montrer l’étendue de son immense talent jusque dans le bouleversant écho du premier lied, dévolu au piano seul à la fin du cycle.
Fidèle à la Salle Gaveau, Karine Deshayes s’y produira de nouveau le 5 décembre prochain en compagnie cette fois de Jérôme Corréas et de son ensemble Les Paladins dans un programme dédié à Mozart qui reprend en partie celui de son dernier album.