Qu’il nous soit permis d’évoquer un souvenir personnel : en 2002, membre du jury des Révélations des Victoires de la Musique classique, nous découvrions parmi les trois finalistes une jeune mezzo-soprano capable d’enquiller le rondo final de La Cenerentola comme on étale de la confiture sur une tartine de beurre. Une impression de facilité déconcertante quand l’air est tout sauf facile à chanter, une agilité à toute épreuve, un éblouissement. Dans quelques semaines, Karine Deshayes – puisqu’il s’agit d’elle – reprendra le rôle de Semiramide qu’elle avait étrenné en 2018 à Saint-Etienne. D’un extrême à l’autre de son parcours, impossible à résumer en quelques mots tant il aborde une multiplicité de répertoires, un fil rouge : Rossini.
Telle est l’histoire que raconte ce récital dans la Cathédrale Saint-Louis des Invalides, avec un programme polarisé sur le compositeur pesarese. La chanteuse s’y montre égale à elle-même, tendre ou virtuose selon les numéros, résolvant avec l’intelligence qu’on lui connaît l’équation Colbran – l’égérie de Rossini pour laquelle fut composée la plupart de ces pages. Moirure d’un timbre comme tissé de fils d’or et de soie ; gloire de l’aigu ; vélocité de la vocalise sans que la rapidité du débit n’altère le tracé de la ligne ; contrôle du souffle indispensable pour parcourir l’échelle des effets et des nuances : voilà une nouvelle démonstration de la relation privilégiée entretenue par Karine Deshayes avec Rossini. L’un et l’autre amis pour la vie ! Un regret cependant : la brièveté des extraits choisis – « Bell’alme generose » privé de son introduction (l’impérieux « Fellon, la pena ») et de sa cabalette ; la scène de Desdemona réduite à la Chanson du saule. Bien que justifié par le format du concert diffusé sur Radio Classique le samedi 3 mai 2025 à 20 heures, ce parti pris empêche la chanteuse d’investir entièrement les personnages et d’exposer l’étendue de sa palette expressive, autre composante non négligeable – et appréciée – de son art.
C’est volontairement que nous entamions le compte rendu de ce récital par une évocation des Victoires de la Musique classique. Deux autres artistes invités ce soir ont reçu le fameux trophée en forme de V. Révélation lyrique 2024, Juliette Mey confirme qu’elle est un talent à surveiller, au vocabulaire belcantiste encore limité mais à la voix ronde ourlée d’ombre, à l’émission saine, à la technique solide et au tempérament affirmé. Révélation chef d’orchestre 2023, Victor Jacob respire de concert avec les chanteuses tout en veillant à la précision et à la couleur instrumentales, que le tempo soit affolé ou alangui. Rossini aime être dirigé ainsi. Sollicités au-delà du raisonnable par une écriture qui les propulsent les uns après les autres sur le devant de la scène le temps de quelques mesures, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen prennent un plaisir contagieux à s’épanouir dans ce répertoire. Grand bien leur fasse puisqu’ils y seront de nouveau confrontés, dans Semiramide comme annoncé plus haut, à Rouen dans une mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau les 10, 12 et 14 juin, puis à Paris au Théâtre des Champs-Elysées le 17 juin, avec les mêmes interprètes mais en version de concert. Faut-il préciser que nous y serons ?