Comment définir d’un mot l’impression donnée par Krassimira Stoyanova à son entrée en scène ? Celui qui s’impose est : naturel. Quand elle avance d’un pas ferme, dans sa longue robe dont le noir rehausse le jaune orangé d’une longue étole, elle séduit déjà par un maintien dépourvu de la moindre affectation. Et quand elle ouvre la bouche le charme est multiplié sans changer de nature. Krassimira Stoyanova réussit le tour de force de faire croire au naturel quand pour un récital elle doit mettre en œuvre un processus d’acquisitions complexe et sophistiqué, à synchroniser avec les instrumentistes partenaires. Pour chaque héroïne verdienne elle trouve d’emblée la couleur vocale qui donne directement accès à leurs débats intimes, à la manière d’une Maria Callas. Son Elisabetta est noble, nostalgique et désespérée, sa Desdemona a la fraîcheur de l’innocence, ce qui rend plus poignante sa tristesse résignée, et les aspirations suppliantes de sa Leonora ployant sous le poids de la fatalité attendriraient des pierres. Le tragique de ces instants de vérité, où dans la solitude les âmes épuisées s’exhalent, Krassimira Stoyanova l’exprime en donnant l’impression paradoxale d’une sincérité pudique.
Dans la conjonction d’une voix pleine manifestement à son apogée, d’une maîtrise technique telle qu’elle donne une impression de facilité constante et fait enchaîner sauts d’octave, montées dans l’aigu, piani et messe di voce comme allant de soi, et d’un dosage très juste de l’expressivité, même si quelques graves très poitrinés nous laissent un rien réticent, on est proprement subjugué par cette Circé au triomphe modeste. La même impression de quasi –perfection, la partie russe du programme la confirme et la renouvelle. Tatiana exaltée et pleine d’espoir, qui se livre sans rien perdre de sa dignité, Lisa torturée par une attente angoissée et l’imminence d’un malheur, Marfa délirante dans son désir éperdu de revivre l’amour passé, de chacune Krassimira Stoyanova exprime leurs mélodieuses souffrances avec la même apparente et trompeuse spontanéité. Cet art suprême fait nos délices.
Elle trouve en Pavel Baleff un partenaire qu’elle connaît bien puisqu’au-delà d’être son compatriote ils ont enregistré ensemble un disque d’airs slaves primé au Classical Music Award International 2012. Sa direction du Ballo della Regina tiré du Don Carlo surprend d’abord tant elle semble privilégier les éclats, sans chercher à raffiner les rythmes. Elle se révèle apte, dans l’Ouverture de Luisa Miller, à mettre en relief les thèmes structurants et à faire chanter les inspirations mélodiques qui seront reprises dans La Forza del destino. Avec le ballet d’Otello composé en 1894 pour la création à l’Opéra de Paris, Verdi semble s’être imposé une dernière fatigue après le feu d’artifice de Falstaff. Au moins sa présence contribuait-elle à la cohérence du programme, puisqu’elle précédait l’Air du saule. Il en est de même pour la suite orchestrale Mozartiana, de Tchaikovski, dont le premier mouvement est exécuté après l’air de Tatiana et le quatrième après l’air de Lisa. Cette composition, qui offre à divers pupitres des occasions de briller, est manifestement appréciée de l’orchestre, qui s’y montre, comme du reste depuis le début de la soirée, à son meilleur. Il s’entend manifestement bien avec le chef, qui en obtient, en particulier dans les airs, une souplesse et des nuances qui contribuent à la beauté du partenariat avec la soliste.
Applaudissements, ovations, tout le monde attendait les bis. Il n’y en eut qu’un, annoncé par le chef comme un hommage au musicien de l’orchestre Jean-Paul Merrienne, décédé le matin même après une longue maladie. Ce lamento chanté avec une ferveur communicative est une prière tirée de l’opéra Maria Dessislava du compositeur bulgare Parachkev Hadjev et figure dans l’album d’airs slaves précité. En chantant dans sa propre langue Krassimira Stoyanova exprimait de la manière la plus intime sa solidarité avec ses partenaires de l’Orchestre National Montpellier Languedoc-Roussillon, élevant le concert de l’hédonisme à la compassion. Sa modestie et sa simplicité ne mentaient pas : cette grande cantatrice est une belle âme.