Matthias Goerne s’est attaché, tout au long de sa carrière, à multiplier les partenaires, tant au disque qu’à la scène. Contrairement à d’autres chanteurs qui sont fidèles à un seul accompagnateur et trouvent dans ce choix un confort sécurisant, lui semble chercher sans cesse de nouveaux défis et renouvelle ses interprétations en se confrontant à des pianistes de tout grand calibre, comme par exemple Leiv Ove Andsnes dans son tout dernier enregistrement de lieder de Schumann. A défaut de renouveler radicalement son répertoire, il pousse encore le concept un peu plus loin en se présentant accompagné d’une harpiste, la très belle et très talentueuse Sarah Christ, dans un récital entièrement consacré à Schubert. Les deux partenaires ont évidemment choisi dans l’immense corpus de ses lieder ceux dont le thème évoque la harpe, ou dont l’écriture est compatible avec ce choix, et c’est finalement un programme très homogène qu’ils proposèrent ce samedi au public particulièrement attentif de Schwarzenberg.
Le choix de la harpe, pour original qu’il soit, n’est pas plus iconoclaste que celui d’une guitare ou même celui d’un piano moderne. Le son des cordes pincées est probablement aussi proche (ou aussi éloigné) de celui d’un pianoforte, l’instrument dont disposait Schubert, que celui d’un piano moderne, auquel nous nous sommes habitués mais qui ne correspond pas non plus à la vérité historique.
Il faut évidemment quelques minutes pour que l’oreille s’adapte à ce volume sonore moindre mais on y vient très vite. La formule renouvelle radicalement l’écoute – c’est le but recherché – et permet au chanteur des nuances, des demi-teintes, des couleurs plus variées, une très grande liberté. Elle stimule aussi visiblement son plaisir d’être en scène, au point qu’il en paraît rajeuni.
Visuellement, les deux artistes se présentent côte à côte, très complices, ce qui change aussi beaucoup le rituel du récital. Le contraste entre les deux protagonistes est saisissant : elle d’une élégance impeccable, un rien hiératique dans une robe fourreau d’un bleu profond, un peu froide, lui col ouvert, extrêmement détendu, la voix très souple et toujours aussi belle – il va sans dire – bougeant beaucoup, dansant presque, exprimant la musique avec tout son corps.
Sarah Christ est une harpiste remarquable ; extrêmement précise dans ses réalisations, elle dispose d’un instrument de grande qualité, très sonore dans le registre grave. L’absence d’étouffoir fait que la voix du chanteur évolue sur une sorte de halo sonore d’où peut naître par moment une certaine confusion harmonique, mais c’est bien la seule réserve qu’on peut formuler à l’égard de leur proposition originale.
Je parle de ces détails techniques parce qu’ils constituent l’originalité de la soirée, mais ils n’en constituent pas du tout le propos. Musique et poésie pure sont les seuls éléments que les deux artistes mettent en avant, dans une atmosphère particulièrement propice, si on sait que la salle ici ouvre par de larges baies sur les sublimes paysage du Vorarlberg que le spectateur contemple au soleil couchant tandis qu’il entend chanter Abendrot, ou plus tard le Wanderer’s Nachtlied…
Il est des moments où tout concourt au bonheur, avec une subtilité déconcertante.
Sans interruption, pendant près d’une heure et demi, et sans que la concentration les quitte un instant, ils dérouleront leur programme avec la même rigueur, avec quelques points culminant que sont les trois chants du harpiste (Gesänge des Harfners sur des textes de Goethe) d’une beauté à faire pleurer les pierres ou l’invocation à Castor et Pollux (Lied eines Schiffers an die Dioskuren, sur un poème de Mayrhofer) suivi d’un Nachtstück d’une très émouvante simplicité.