Faut-il dissocier le phénomène Dessay de la chanteuse ? Difficile de passer sous silence ce que sa nouvelle carrière désormais dédiée à la mélodie et au lied doit à l’aura de son précédent parcours dans le grand répertoire. Néanmoins voilà bien deux aspects indissociables pourrait-on trancher puisque le charisme et le talent toujours présents de la diva les rendent lyrico-compatibles. Si magnétisme il y a de sa part, il serait presque opérant à son insu tant est grande son extrême concentration sur les œuvres au programme de cette soirée d’ouverture de la saison du Centre Lyrique à l’Opéra de Clermont. Autant dire qu’elle n’abuse pas de cette fascination qu’elle suscite, qu’elle ne surjoue pas ses indéniables dispositions de comédienne. Son pouvoir de séduction elle le doit avant tout à son sens de la musicalité. Bien sûr qu’il y a séduction. Mais elle passe par la maîtrise d’une intraitable technique au service d’une générosité et d’une capacité à offrir le meilleur d’elle-même. Dessay possède chez Schubert ce don de sentir le chant de l’intérieur qui dépasse la simple compréhension de l’œuvre. La ligne vocale est précise, toujours soucieuse d’une élégante limpidité et tendue vers un idéal équilibre.
Collé au texte et à sa charge poétique , toujours au service de la mélodie jusque dans le secret des affects, son chant séduit à la fois par sa liberté et l’intensité de sa réflexion, et par sa personnalité. Natalie Dessay crée l’instant musical avec ce mélange d’autorité et de candeur presque fragile chez Duparc, mais ne cède à aucun instant au miroir aux alouettes de l’excès d’application dans la diction ou d’un phrasé surligné. Son Schubert y gagne en Stimmung, cette irremplaçable atmosphère, signature romantique par excellence. Elle confère à chaque page sa couleur propre, dans un souci constant de ductilité et d’intelligence du legato. Deux dernières qualités qui signent une approche extrêmement sensible et généreuse et certainement moins assujettie aux terribles exigences d’une culture germanique. « Suleika » et son final suspendu sont une parfaite illustration d’une sensibilité réinventée qui n’obère en rien l’esprit de cette page emblématique du génie schubertien non exempt d’une rigueur certaine. Intelligence ? Tact ? Toujours est-il que la stratégie de Dessay l’incite à rester elle-même sans chercher à repousser les limites de l’expression musicale vers des horizons qui ne sauraient être les siens. Elle va ainsi illuminer sa « Gretchen am Spinnrade » d’une clarté déchirante en lui conférant la palpitation d’un concentré d’opéra sans en trahir l’intimité.
Par contre, elle construit Mendelsshon, en particulier « Nachtgesang », avec une logique dramatique plus intériorisée sans se départir de la fraîcheur de sa diction. Que le cristal de son timbre et un rien de préciosité dans le ton apportent une juste emphase non dénuée de noblesse à « Die Liebende schreibt » sont un bel exemple de ferveur bien assumée. Tout comme sa capacité à exorciser avec esprit et faconde les pièges redoutables de « Hexenlied » sans tomber dans l’excès ni l’anecdote, témoigne d’un sens bien contrôlé de l’expressivité.
C’est pourtant dans le répertoire de la mélodie française qu’elle va se libérer sans complexe et donner le maximum de consistance à Duparc, notamment dans « L’invitation au voyage » aux inflexions visionnaires. Un sens des intonations idiomatiques qui vont faire merveille et soulever l’enthousiasme du public avec les mélodies sur des poèmes de Victor Hugo. On retiendra le très investi « Quand je dors » et « Comment disaient-ils » d’une ineffable douceur sur des musiques de Liszt. Mais c’est en déployant des mélismes de rossignol dans « Adieux à l’hôtesse arabe » de Bizet, page particulièrement exposée de par ses subtilités orientalisantes que Dessay triomphe.
Quant à Philippe Cassard il nous donne littéralement à sentir, à pénétrer la musique. Toucher ferme, vif, et tout autant apte l’instant d’après à traduire l’émotion, la confidence ou la tension dramatique. Son jeu d’une clarté rigoureuse, s’articule autour de cette capacité à faire entrer de plein pied son auditoire dans l’imaginaire de l’œuvre sans la couper de sa dimension humaine.