Il y a plusieurs manières d’aborder le genre du Lied. On peut être traditionnel (ce qui n’est pas un défaut) et s’en tenir aux cycles composés pour être chantés d’un seul tenant – mais toutes les pièces ne sont pas intégrées dans des cycles –, on peut composer un programme en extrayant des pièces de leurs cycles ou en composant une collection de pièces isolées (Brahms n’a, par exemple, composé que peu de cycles, bien qu’il ait par ailleurs composé de très nombreux Lieder). On peut également faire exploser le genre pour le questionner et, en même temps, réaffirmer la place encore centrale qu’il occupe dans les préoccupations contemporaines. Pour garder une cohérence dans l’explosion, il peut être habile de définir une thématique ou un fil rouge. C’est cette troisième option qui fut retenue par Ema Nikolovska à l’occasion d’un récital donné le 14 juin dernier dans le cadre du Heidelberger Frühling Liedfestival. Autour de la figure d’Orlando – figure qui s’enracine dans la Chanson de Roland (1040) et qui parcourt l’histoire littéraire, de l’Arioste et son Orlando furioso (1532) à Virginia Woolf et son Orlando: A Biography (1928) dont des extraits seront lus entre certaines pièces –, la mezzo, accompagnée à la guitare par Sean Shibe, propose un programme résolument éclectique et pourtant éminemment cohérent. Une vraie surprise que le guitariste parvient à faire tenir par d’habiles enchaînements, ne marquant pas d’arrêt net entre des pièces pourtant très différentes.
Aux compositeurs que l’on retrouve avec bonheur mais sans surprise dans une programmation de Lieder (Schubert, Viardot, Massenet), sont jointes quelques découvertes (Detlev Glanert, Hans Abrahamsen, Cassandra Miller, Laurie Anderson) et l’un ou l’autre satellites qui forment avec la programmation d’heureuses constellations (John Dowland, Sasha Scott, Bob Dylan).
Le timbre chaud, rond et comme velouté d’Ema Nikolovska se prête sans difficultés à toutes les métamorphoses. Admirable chez Dowland et Schubert, elle n’a de cesse d’expérimenter. Si l’accompagnement à la guitare dans « Come again » du premier s’impose comme une évidence, tel n’est a priori pas le cas dans « Einsamkeit » du second où, du reste, les musiciens recourent aussi à la guitare électrique et au piano à bouche. Le résultat impose pourtant l’adhésion. D’une manière générale, les phrases sont parfaitement dirigées et le placement de la voix est toujours remarquablement ajusté au texte. Un mot anodin comme « hinein », dans le « Lied der Wehmut » de Glanert, est, en soi, une leçon de chant : pour habiter vocalement ce mot qui comprend deux phonèmes qui devraient induire un changement de placement vocal abrupte (le premier étant placé très en avant, le second très en arrière), la chanteuse passe par toutes les positions du masque avec une fluidité et une homogénéité déroutantes. À partir de ce mot, elle forme une unité chatoyante, pleine d’harmoniques ; un détail d’une richesse musicale inouïe. Dans la « Habañera » de Thomas Adès, elle nasalise et joue avec la vulgarité et l’humour du texte, tandis que dans « Blanca », du même compositeur, elle démontre une maîtrise technique irréprochable (attaques dans l’aigu, son plein et comme absent en même temps, sens du phrasé, projection…).
À un programme par lui-même expérimental, s’ajoutent quelques audaces musicales – audace si l’on se rappelle que le public est celui d’un Festival de Lieder, public pointu donc qui, s’agissant de Schubert ou Brahms, connaît souvent texte et musique par cœur. Création allemande, « 1000 pieces of you » de Sasha Scott (présente lors du concert) mobilise des moyens électroniques allant de la guitare, aux sons générés par ordinateur ou à l’enregistrement/réemploi en direct. Dans « Aimez-moi » de Pauline Viardot, la chanteuse lyrique s’empare du micro et, en fin de concert, le « Masters of War » de Bob Dylan offre un moment flottant où, à nouveau, certains enregistrements en direct permettent d’apporter à la pièce une dimension singulière.
Le pari d’une telle programmation était certainement risqué. Le résultat, cohérent, extrêmement maîtrisé et jamais provocant a été chaleureusement reçu. Le Lied a encore de beaux jours devant lui.